Quattro Volte (critique contemplative) 4

LE PLAN "PERSONNAGE-PAYSAGE"
Michelangelo Frammartino : "Une des questions du film est le rapport entre personnage et décor. Dans notre culture, l’homme est au centre de l’univers et les autres êtres constituent l’arrière-plan. C’est d’autant plus évident dans le cinéma, dont le langage est défini par la présence de la figure humaine dans le cadre.
Un gros plan est un visage.
Un très gros plan cadre les yeux et la bouche. Un plan américain étend le cadre jusqu’à mi-cuisse. Même un plan large se structure à partir de la présence de l’homme dans le paysage. Tout dépend de cette présence. J’avais envie de rééquilibrer le rapport entre la figure humaine et la végétation, les objets, les autres présences.
Au début du premier épisode, le berger occupe le centre de la scène tandis que les animaux animent le fond. Ensuite le premier et l’arrière plan fusionnent, et les bêtes deviennent à la fin les protagonistes principaux. Les passages d’un épisode à l’autre sont précédés par des moments où ce qui était relégué au fond commence à se détacher du décor et gagne l’avant scène – parfois au niveau de l’image, parfois au niveau du son.
J’évite de faire entrer ou sortir les personnages par les bords du cadre. Je préfère qu’ils apparaissent directement au centre de la scène. Les hommes apparaissent et disparaissent par les portes, la chèvre sort du ventre de sa mère, le vieux berger s’éclipse derrière une colline avec son troupeau. J’aime l’idée d’une image qui enfante ses personnages, comme dans les quarante-cinq secondes de La sortie des ouvriers de l’usine Lumière. C’est une manière d’amortir la séparation entre extérieur et intérieur, entre champ et hors-champ. Et donc de se placer au milieu d’une zone dont les limites ne définissent pas le sens de ce que l’on voit."
Le rapport personnage-paysage, l'intérieur/extérieur du cadre, le "visage" animal, l'accès à l'invisible, sont des sujets qui m'intéressent davantage que la métempsychose illustrative. Là est la clé du point de vue distancié dans le mode contemplatif.

Les plans rapprochés sont par trop connotés, dramatisés, sursignifiants. Palimpsestes syntaxiques, ils ré-écrivent par dessus images ou visages qu'ils enserrent, les surchargeant d'histoires préformatées, présentes dès l'abord dans l'inconscient collectif du spectateur. Il faut être Andy Warhol, Tarr Béla, Tsai Ming-Liang ou Pedro Costa pour user de gros plans sans égarer le caractère véritablement contemplatif de la scène.

Frammartino conçoit ses plans larges comme un exercice de style, qui a pour but d'inverser les rôles et de bouleverser la hiérarchie des plans. C'est sa justification a posteriori. Je crois plutôt que c'est un retour au cinéma primitif (celui de Lumière qu'il cite, comme s'en réclame Lisandro Alonso), une époque pré-narrative où la préoccupation du caméraman était l'enregistrement seul d'un sujet, sans commentaire stylistique. Telle est la quintessence du dispositif cinématographique. Un sujet, un point de vue, une durée. Tout le reste est bavardage. Le Quattro Volte choisit la mise en abyme trop didactique du processus de régression minimaliste. D'autres films aborde une image minimaliste immédiate, sans régression préalable manifeste, sans accompagnement. Des films contemplatifs directement abstraits (temps minéral), ou bien uniquement "personnage-paysage" (temps végétal)... Il y a des spectateurs qui acceptent l'invitation au voyage sensoriel malgré la rareté d'indices narratifs.

Frammartino explique le dialogue tacite des niveaux d'image à l'intérieur du cadre qui définit la plupart des films à mode contemplatif. La désacralisation du premier plan. L'uniformité de profondeur de champs. La fusion des plans intermédiaires. Le ré-étalonnage des échelles de plan sans mesure anthropomorphique. Effondrement du mensonge théâtral des cachettes hors-cadre. L'essentiel de l'action se passe plein cadre, ou ne se passe pas.

Selon toute vraisemblance, Frammartino a lu le livre de Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage paysage (2006), et s'en est inspiré pour ce film et pour l'articulation des propos qu'il tient à son sujet dans le dossier de presse, reconnus à mi-mots. 
Sandro Bernardi : "[Le temps des jeux : la figure et le fond]
Les prises de vue cinématographique ne voulaient pas raconter d'histoires. Au fur et à mesure que le cinéma apprend à raconter, il semble qu'il cesse de regarder autour de lui et qu'il commence à construire des mondes imaginaires, diégétiques. D'un monde inconnu, le paysage se transforme petit à petit en scénographie pour une histoire. [..] Le film primitif joue inconsciemment sur un double registre de représentation: montrer et raconter. A cette époque, le plan est divisé entre figure et fond qui la plupart du temps ne convergent pas vers une seule direction mais se disputent l'écran. Le plan hésite entre deux possibilités: suivre une histoire ou regarder. [..]
En revanche, le cinéma narratif réalise une totale intégration diégétique du paysage et tend à contrôler l'espace pour le rendre fonctionnel. Mais, en échange de cette réduction, de cet appauvrissement, il nous donnera une nouvelle richesse, celle du sens. L'image se structure. Le rapport entre figure et fond devient sélectif, le spectateur sait ce qu'il regarde, il apprend à distinguer entre centre et périphérie ou, en termes linguistiques, entre le centre de la focalisation et les présuppositions implicites. [..]
Le paysage est ici le protagoniste, l'homme est le spectateur. A la place du mythe nous trouvons la poésie de l'espace et de la nature. Nous ne pouvons donc pas être surpris si ces figures, qui ont une forte connotation réflexive et contemplative, réapparaissent avec une certaine constance dans le cinéma italien du néoréalisme ou dans le cinéma qui lui succède immédiatement. [..] Ici le paysage provoque non seulement la suspension du sens, l'interruption ou la vacance narrative, mais aussi comme ouverture sur les possibles, il est l'intérieur d'un récit et cependant en sort, en franchit les limites. [..]
Un nouveau personnage entre alors en scène, l'espace. Le lieu acquiert une autonomie et, s'imposant face aux figures, agrandit les distances, crée des différences et nous parle par son silence même. [..] Telle est la différence entre l'espace et le lieu : l'espace filmique est un espace perspectif, diégétique, qui propose un centre unique, le lieu a plusieurs centres et plusieurs perspectives. Il apparaît comme un croisement de points de vue, une série indéfinie de parcours entre lesquels le choix d'un seul parcours narratif devient toujours plus difficile, puisqu'il comporte l'exclusion de tous sens. [..]
Ces modifications de l'espace et du temps font qu'il est toujours plus difficile et plus compliqué de raconter des histoires. Des distances et des intervalles s'imposent, le vide devient à chaque fois plus important. Une véritable révolution se produit alors dans le regard. L'espace et le temps ne sont plus les simples contenants d'une histoire mais en deviennent, petit à petit, les éléments principaux, des voix, celles que j'appellerai interlocuteurs négatifs puisqu'elles évident la position centrale du narrateur et du personnage. [..] le cinéma propose la construction d'un nouveau spectateur qui, au lieu de la position centrale, mythique et toute puissance du cinéma classique, a dans le film et dans le monde une situation périphérique."
in Antonioni. Personnage paysage (2006)

Ce que raconte Bernardi à propos du cinéma d'Antonioni est à mettre en rapport avec l'état de l'esthétique cinématographique telle qu'elle existait dans les années soixante. Je me rends bien compte que si la différence formelle entre les films dits "modernes" des années 50-60 et le cinéma contemplatif d'après 1970 est évidente, le discours écrit sur ces deux périodes utilise les mêmes généralités antinomiques au modèle classique référent. Cela tient au fait que le cinéma contemplatif (après âge moderne) partage avec son précurseur "moderne" (après âge classique) l'appartenance à un ensemble qui les englobe tout deux : le courant très vaguement défini, appelé Minimalisme. Modernité et Contemplation sont deux formes du Minimalisme cinématographique parmi d'autres, deux étapes distinctes du développement de cette esthétique en marge de la narration classique. 
La Modernité véritable (qui ne dure guère plus d'une décennie, avant d'être rattrapée par le cinéma traditionnel ou bien déconstruite par l'émergence de la post-modernité) est un premier état de crise qui déclare une rupture avec la tradition classique (le New American Cinema, le Structuralisme, le Direct Cinema... sont d'autres crises de la représentation formelle qui suivront). 
Le cinéma contemplatif fait partie de cette grande famille du Minimalisme, mais son apparition plus tardive intègre la digestion de ses précurseurs minimalistes, ce qui traduit une maturité chronologique plus développée, même si esthétiquement il invoque un retour au cinéma primitif (pré âge classique) conforté par les acquis de la Modernité. 

Ainsi il n'est pas surprenant de retrouver les mêmes mots, les mêmes concepts, pour autant qu'il s'agisse de généralités structurelles basiques, au plan théorique, comme la déconstruction du récit, l'absence de début et de dénouement,  l'errance narrative, l'individuation singulière du protagoniste, la prédominance du paysage qui noie le personnage, le plan séquence... Pourtant, le cinéma contemplatif est bien une étape ultérieure du Minimalisme, dans l'après "âge moderne" (que je n'appellerai pas "post-modernité" pour éviter toute confusion historiographique supplémentaire). 
Dans les faits, la comparaison des films, des plans, est flagrante. Du moins, il me semblait qu'une simple liste de films suffisait à mettre en évidence l'esthétique qu'ils ont en commun très clairement, et leur distinction d'avec leur ancêtres "modernes". Ce sont des preuves structurelles d'abord : récit autobiographique et soliloque intérieur réflexif (modernité); événement anonyme et aliénation somatisée (cinéma contemplatif). Des preuves plastiques aussi : point de vue subjectif et esthétisation du cadre (modernité); caméra extériorisée et régression archaïque du plan neutre (cinéma contemplatif). Des preuves dialectiques enfin : rationalisation du progrès industriel et transcendance (modernité); hyperréalisme inachevé et immanence (cinéma contemplatif). Nous avons affaire à deux entités esthétiques parentes, mais discontinues, parfaitement autonomes.

Cette longue précision est nécessaire lorsque j'emprunte une citation théorique spécifique (Bernardi) sur un cinéaste du courant "moderne" (Antonioni). Elle est riche d'enseignement, comme Frammartino le prouve dans sa note d'intention, à la condition de remettre chaque aspect dans son contexte et de considérer la généalogie compartimentée de ces époques successives. 

Ainsi Antonioni nous renseigne sur l'épuisement du récit, la vacance narrative, le déplacement du regard, le paysage, l'espace filmique... tout cela est valable aussi pour le cinéma contemplatif, une comparaison de même nature, mais à un degré autre. L'avventura, L'eclisse nous apparaissent avec le recul comme des hybrides, moitié-classique (les dialogues bourgeois de la villa à la fin du premier; les scènes de la bourse de Rome au début du second) moitié-minimaliste (l'errance du couple adultérin du premier; l'épilogue abstrait du second). Les autres films cités par Bernardi sont nettement plus traditionnels, si ce n'est "modernes". Deserto Rosso est presqu'entièrement verbalisé (hormis le vagabondage solitaire dans le port). Chronique d'un amour, Il grido sont carrément classique, comme les films pré-moderne de Rossellini. Zabriskie Point, Professione reporter sont plutôt minimalistes, mais pas contemplatifs, toujours dans la verbalisation et la reflexion dramatique typiquement "moderne". 
Seuls les films purement contemplatifs d'après Jeanne Dielman se dégagent totalement de l'impératif dramatique et dialogué. Ce que ne réaliseront ni Dreyer, ni Ozu, ni Rossellini, ni Antonioni, ni Bresson, ni Garrel, ni Tarkovski, ni Angelopoulos, ni Erice, ni Wenders, ni Herzog, ni Jarmusch... Nous avons bel et bien affaire à deux générations du cinéma "minimaliste", avec ou sans l'aide de certaines conventions narratives classiques. 
Parler de "minimalisme cinématographique" aujourd'hui (Bartas, Tarr, Tsai, Weerasethakul, Fliegauf, Serra...) - sans aller jusqu'à l'ascétisme documentaire absolu de Benning ou Geyrhalter (un degré de l'expérimentation minimaliste déjà accompli par les films de Warhol dans les années 60) - oblige à une relativisation de la terminologie employée à l'époque d'Antonioni pour ses films visiblement balisés par des réunions dialoguées ou bien un monologue intérieur. Rien de ceci dans le cinéma contemplatif aujourd'hui. Une étape d'un degré minimaliste supérieur été atteinte par cette génération qu'il est impossible de confondre désormais avec le semi-minimalisme de l'âge moderne. La comparaison de Quattro Volte, en l’occurrence, avec n'importe quel film d'Antonioni en est le témoignage irréfutable.

Bernardi montre l'ascension progressive du paysage dans les plans évidés d'Antonioni, au cours de son œuvre. Certes, cela pouvait choquer à l'époque, par rapport au type de films auquel le public était alors habitué. Mais on sait aujourd'hui que ce genre de dispositif a été poussée beaucoup plus loin par le cinéma contemplatif récent (Japón, La libertad, Los muertos, Liverpool, Honor de cavalleria, El cant dels ocells par exemple). Si l'on devait faire la comparaison, les plans d'Antonioni se limitent à une complémentarité ponctuelle, un contexte intermittent; alors que les contemplatifs en font une présence écrasante, un personnage véritablement incontournable, un univers qui englobe tout le film et dont on n'échappe dans aucun plan. Pour le moins, on se doit de reconnaître qu'il existe un écart de degré, sinon de nature, entre l'âge moderne et le mode contemplatif. Peut-être pourrons-nous approfondir les problématiques plus subtiles qui sous-tendent la construction du regard contemplatif, si ces distinctions esthétiques élémentaires cessaient d'être controversées...


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