Quattro Volte (critique contemplative) 2

LENTEURS PLURIELLES

Sujet exemplaire, donc, pour isoler le caractère contemplatif de la mise en scène, et ce en dehors des parasites de la narration classique dont les résidus encombrent toujours plus ou moins les films dits "lents" qui ne comportent que schémas traditionaux ralentis. Une simple lenteur ne modifie en rien le modèle académique. Il y a la lenteur primitive de Lumière, la lenteur syncopée du Kino-Pravda, la lenteur classique de Hollywood, la lenteur mélo du néoréalisme, la lenteur métaphysique de la "Modernité", la lenteur posée du Cinéma Direct, la lenteur animée du Cinéma Vérité, la lenteur descriptive du documentaire, la lenteur décomposée du "Montage à contrepoint", la lenteur Postmoderne, et enfin la lenteur contemplative. 
Ces formes ont en commun d'être lentes, mais lentes différemment en nature. Une nature spécifique qui se traduit dans un style esthétique et syntaxique remarquable. Les films de ces divers courants ne se singularisent pas seulement du fait de leur provenance géographique ou de leur appartenance à une époque circonscrite de l'histoire de l'art. Certains emploient la lenteur des actions, combinées à un montage frénétique (Kino-Pravda, Montage à contrepoint). Ce n'est pas pareil que pour ceux qui emploient le plan séquence continu en le chargeant d'une parole soutenue (Néoréalisme, Cinéma Vérité). D'autres encore rajoutent des plans calmes afin de ménager une pause entre deux actions (Hollywood). 
On se rend bien compte qu'il y a mille lenteurs et qu'il serait impensable de les amalgamer indistinctement. Les subtiles variations des multiples facettes du temps long ne vous intéressent pas? La matière constituante du cinéma vous échappe donc. Il y a autant de formes de temps qu'il y a de mots Inuit pour la neige, ou de noms pour les nuages à la météo. Il suffit d'y prêter attention longuement pour en saisir les moindres nuances.

De même qu'aujourd'hui, issus de ces mêmes courants esthétiques parallèles, nous retrouvons plusieurs sortes de films lents parmi les "films de festival", et cette "lenteur générique" que les critiques semblent incapable d'identifier et comparer, prend des formes très distinctes qui donnent lieu à une expression esthétique singulière. La lenteur de la caméra suiveuse des frères Dardenne n'est pas celle des travelling de Tarr Béla! La traduction formelle procède d'effets narratifs bien différents. La lenteur affectée, silencieuse de Kaurismaki n'est pas celle de l'articulation théâtrale robotique d'Eugène Green. Le lent monologue ininterrompu de l'Arche Russe (Sokourov), ne ressemble aucunement au continuel périple bavard de Dante Lazarescu (Puiu). La lenteur élastique de There Will Be Blood (PTA) impressionne peut-être le public commercial, mais semble surfaite à côté de son utilisation en profondeur dans United Red Army (Wakamatsu). Et si tous ces films-là sont plus mou que la "norme", ils ne sont pas pour autant représentatif du mode Contemplatif.
Quel gâchis que la critique se contente d'y voir un banal ralentissement passe-partout auquel on ne prête qu'une seule particularité, celle d'être moins speedée que le format standard institué par Hollywood. Cette standardisation émousse irrémédiablement les sens de tout spectateur devenant impatient, irritable et frivole... Le cinéma nécessite un discours critique qui dépasse les basses considérations de rentabilité narrative d'un plan, de durée efficace et d'ennui autarcique.


MINIMALISME EXEMPLAIRE

Je m'intéresse dans ce film de Frammartino aux schémas positifs qui distinguent le mode contemplatif : caméra distanciée, regard détaché, unicité linéaire du point de vue, montage à juxtaposition aggrégative, plénitude intègre des mouvements, son direct et diégétique (ce dernier point n'est pas respecté par Le Quattro Volte).

Supprimer l'humain simplifie la lecture du paysage et se débarrasse des fonctions psychologiques que l'on pourrait attribuer à tel plan subjectif, tel mouvement de caméra, tel cadrage suggestif. C'est aussi une affirmation esthétique définitive dans le sens d'une mise en scène contemplative sommaire, voire abstraite, comme peuvent l'atteindre Warhol, Kiarostami, Benning, Geyrhalter (stasis films 2). C'est pourquoi ces exemples sont plus pédagogiques et moins ambigus pour qui ne comprend pas la nature du Cinéma Contemplatif. Après avoir assimilé le squelette de base, nous saurons plus aisément distinguer les procédés clés du mode contemplatif à l'intérieur de films plus narratifs-modernes (Angelopoulos, Wenders, Erice, Oliveira...), voire plus narratifs-classiques (Kalatazov, Lamorisse, Ozu, Dreyer...).

J'apprécie tout particulièrement la démarche didactique que contient Le Quattro Volte. Frammartino décide de segmenter son film par pallier, afin d'habituer le spectateur graduellement, en l'accompagnant du récit minimal vers l'ascétisme formaliste. Un peu comme Michelangelo Antonioni dans L'Eclisse (1962), qui achevait son traité de déconstruction progressive du couple et de la narration classique par un haïku visuel. Il peut se permettre une telle étude formelle qui tend vers l'abstraction, car les lieux sans personnage et sans parole qu'il monte en épilogue, sont des plans déjà filmés au cours du film plus narratif, ce sont des images familières pour le spectateur. Mais un familier défamiliarisé, générant l'inquiétante étrangeté apte à annoncer le phénomène métaphorique de l'éclipse.  
Ce dispositif purement visuel est employé, sans familiarisation préalable, dans Five (2005/Abbas Kiarostami), Notre Pain Quotidien (2005/Geyrhalter) ou Les Hommes (2006/Ariane Michel). Le spectateur se retrouve alors immergé dans un paysage d'images impersonnelles qui fabriquent un rapport émotionnel et micro-narratif par elles-mêmes, par simple observation accumulative. Les plans successifs se répondent, par quasi-continuité spatiale ou formelle, établissant une sorte de carte mentale de l'environnement où se déroule le film. Et cette forme de micro-narration sans parole fonctionne remarquablement bien eût égard à son économie de moyens. Nous habitons véritablement un univers créé par le film, sans être complètement désorienté ou perplexe. 


Quattro Volte joue précisément sur cette confiance dans l'observation intuitive du spectateur, et déroule quatre histoires, ou quatre épisodes d'une histoire englobante, à travers une accumulation d'images d'une même communauté, dont les habitudes, les coutumes, les liens sociaux, les motivations apparaissent naturellement à force de familiarisation avec le manège d'un enchevêtrement de vies individuelles et symbiotiques. 
Premièrement une histoire d'homme, quoique déjà sans parole, puisque le berger est de composition taciturne; un viel homme auquel tout spectateur peut s'identifier. Deuxièmement une histoire de chevreau, donc fatalement sans parole; un animal qui nous était déjà familier dans l'épisode précédent. Troisièmement, l'histoire d'un arbre, mais entouré de villageois qui se chargent d'animer cet épisode; beaucoup de bruit mais aucune phrase audible distinctement; une foule que nous avions déjà rencontrée lors du chemin de croix et de l'enterrement. Finalement, l'histoire d'une meule de charbon érigée par des charbonniers aussi peu bavards; l'épisode le plus immobile et désaffecté; aux antipodes de tout anthropomorphisme possible; réduit à une série d' "images-diapositives" scandant l'évolution d'un travail minutieux sur plusieurs semaines.


En un seul film, nous parcourons toute l'évolution esthétique du cinéma minimaliste, depuis le pseudo-documentaire des reconstitutions éthnographiques de Lumière ou Flaherty jusqu'aux tentatives formalistes du mouvement minimaliste des années 70. C'est un mode d'emploi déguisé à l'usage du spectateur abasourdi. Un seul film qui dit son amour pour toutes les formes du cinéma minimaliste existant indépendamment des traditions mélo-dramatiques. On l'aura compris, aucune référence nécessaire ici au spectacle et à ses artifices.

(autres parties de l'article : 12 - 3 - 4 - 5)

à suivre...

Comments

HarryTuttle said…
"Do codes go all the way down to the very core of our perception? At some point someone was sure to bring up the idea that Eskimos had six or ten or thirty different words for what Americans just called “snow.” [..] On this Golden Oldie of humanities lore, see Geoffrey Pullum, The Great Eskimo Vocabulary Hoax and Other Irreverent Essays on the Study of Language (Chicago: University of Chicago Press, 1991), 159–175."

Common Sense + Film Theory = Common-Sense Film Theory? (David Bordwell, May 2011)


"The 'Eskimo words for snow' claim is a popular urban legend, alleging that Eskimos have an unusually large number of words for snow. The urban legend usually attributes this to the Inuit people of North America, where there is no single 'Eskimo' language. In general, the Eskimo-Aleut languages have about the same number of distinct word roots referring to snow as English does. In contrast, the European Sami People, an indigenous circumpolar group, have 'hundreds of words for snow'" (Wikipedia)
HarryTuttle said…
Gilles Deleuze : "Le mouvement peut-être très rapide, il n'est pas pour cela vitesse ; la vitesse peut être très lente, ou même immobile, elle est pourtant vitesse."
in Mille Plateaux; 1980
HarryTuttle said…
Jean-Louis LEutrat : "La première [évidence] est qu'il y a toutes sortes de vitesses au cinéma. Bien sûr, il y [a] la vitesse représentée et celle des mouvements d'appareil ou encore celle du montage, il y a même la vitesse de tournage. [..]
Que la vitesse soit une notion relative, c'est une autre évidence : si son antonyme est lenteur on parle aussi bien de 'vitesse réduite', de 'petite vitesse' que de 'grande vitesse'. En outre, la représentation de la vitesse n'est pas nécessairement liée à un rythme que l'on peut qualifier de rapide (et vice versa). [..]"
in La vitesse de l'art ; 2010