Quattro Volte (critique contemplative) 3
LE PANORAMIQUE-SEQUENCE
Troisième et dernier acte de ce plan séquence : le chien déloge la pierre qui maintenait la camionnette à l'arrêt, laquelle dévale la pente en marche arrière et défonce le portail de l'enclos. Ici Frammartino rejoint Jacques Tati (ou Lamorisse : Le ballon rouge), dans un burlesque pince-sans-rire de gag exagéré pour bande-dessinée. Mais ce n'est pas complètement tiré par les cheveux...
à suivre...(autres parties de l'article : 1- 2 - 3 - 4 - 5)
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Le pivot du film à bien des égards, aussi bien sur le plan dramatique que stylistique, réside dans cette prise unique de la procession pascale. La caméra est perchée en hauteur (sur un toit, une muraille surplombante, ou en haut d'un pylône) donnant une plongée sur la rue en pente où habite le vieux pâtre.
La camionnette des charbonniers arrive transportant Jésus et trois centurions vêtus d'une cape aussi rouge qu'une muleta. Le chien du berger aboie sans arrêt. Jésus charge sa croix sur le dos (une croix préalablement livrée là par la camionnette dans un plan antécédent) et court derrière la porte fortifiée où la procession va commencer. La rue déserte s'agglutine de badauds, certains costumés, d'autre non. Tout se passe sous la fenêtre du berger. Le plan précédent s'est clos la nuit passée alors que le berger tambourinait à la porte de l'église, possédé par une quinte de toux irrépressible. Aucune nouvelle de lui depuis. Jusqu'ici ce plan ressemble à un plan fixe qui se prolonge.
Jésus descend la rue, passe la maison et les aboiements du chien, lequel est chassé tant bien que mal par les centurions, car il couvre la sonnerie des trompettes romaines et énerve tout le monde. La caméra a suivit l'attroupement de gauche à droite. Le chien finit par disparaître dans un fourré le long de la route à droite.
Deux pôles scéniques se dessinent de chaque côté de la caméra-girouette. A gauche : la porte fortifiée en haut de la rue, la maison du berger formant un coin de rue, et ses chèvres dans un enclos au pied de la caméra. A droite, la route qui sort du village et remonte doucement vers une colline voisine où l'on aperçoit deux croix déjà installées. Quand ils sont au bout de la route à droite, le chien ressort des buissons se ruant vers la maison.
La caméra panote lentement vers la gauche pour découvrir en haut de la rue un jeune enfant de cœur en retard. Le chien aboie toujours et le gamin a peur. C'est le moment, à mon idée, en hommage à Kiarostami (Le pain et la rue). Le garçonnet se hâte de rejoindre les autres, après maintes hésitations. La caméra panote à droite une nouvelle fois. La procession est loin déjà. Le chien laisse l'enfant partir et retourne à la rue déserte.
gauche: Le ballon rouge (1956/Lamorisse/France) / droite: Le pain et la rue (1970/Kiarostami/Iran) |
La pierre avait été jetée la veille par son maître du haut de sa fenêtre. La pierre qui fermait le couvercle de la casserole d'escargots fuyards. Des petits détails insignifiants de plans précédents, qui s'additionnent et tissent petit bout par petit bout, à notre insu, l'amorce d'une trame dramatique. Des objets secondaires sont déplacés par un personnage et acquièrent un sens tacite pour le spectateur. On les retrouvent dans un autre plan, et ils établissent un raccord qui peut sauter plusieurs plans en arrière. Sans intrigue, dialogues, noms, motivations, suspens, le mode contemplatif construit autrement un fil conducteur, pour les besoins spécifiques de cette scène comique. Des éléments subalternes du paysage, normalement ignorés par le récit, les personnages et les spectateurs, prennent un rôle d'articulation qui expliquent la scène, ils portent en eux des référents dramatique pris dans le passé du film. Ce ne sont plus des personnages ou des lieux qui transportent et guident le déroulement du récit, ce sont des animaux, des objets, en arrière plan. Les astuces du cinéma muet sont remises au goût du jour, à la seule différence que ces éléments deviennent des personnages par eux-même, sans l'adoubement d'un cadrage dédié à cet effet (gros plan) ou l'injonction insistante d'un acteur (verbalisation).
Nous saluerons le tour de force de rassembler la scène entière en un seul plan, évitant soigneusement d'opérer des coupes spatiales et temporelles qui iraient chercher l'action où elle se trouve. Le récit de l'Image-temps repose sur l'intégrité d'une durée continue. Nous ne suivons à l'écran qu'un événement à la fois, et le seul visible depuis le promontoire de la caméra. Montage parallèle interdit! L'écran ne montre pas ce qui se passe dans la maison du vieux berger qui se meurt (nous l'apprendrons plus tard) dans l'indifférence générale. L'écran ne montre pas ce qui se passe derrière la porte fortifiée. L'écran ne montre pas la totalité du chemin de croix. Pas plus que l'érection de la croix centrale qui intervient hors-champ entre deux panotages. Le dispositif du point de vue fixe, monté sur rotule, convertit les habituelles ellipses temporelles de la narration classique (montage parallèle, champ-contrechamp...) en ellipses spatiales (le panoramique met tantôt un côté du paysage hors-champ, tantôt l'autre). La foule traverse le champ de gauche à droite et la caméra est balancée par les va-et-vient du chien.
Nous n'avons pas affaire à un chien personnifié par des gros plans ou coupes de réactions, ni humanisé par des attitudes de dressage. Ses aboiements sont monotones et incompréhensibles. Telle une caméra de surveillance, nous observons tout ce petit manège à distance, frustrés par notre immobilité. Le portrait en creux révèle une facette cachée en ne montrant pas tout, en laissant fuir le cœur de l'action, la célébration annuelle du village, derrière l'horizon, comme le faisait Albert Serra dans les dunes d'El Cant dels Ocells (2009, voir ici). Tout le contenu du plan est canalisé par la position déterminante de la caméra et n'en change pas en cours. Le cinéma contemplatif tend à se tenir à un certain point de vue et à l'explorer de fond en comble, sans recourir à l'ubiquité omnisciente des changements d'axe. Il n'y a donc pas d'enchevêtrement de plusieurs lignes de temps superposables. Il ne correspond pas non plus au point de vue subjectif de l'un des personnage. La situation centrale, culminante de la caméra définie évidemment la dynamique et l'esthétique de la séquence, mais reste formellement discrète et impersonnelle, afin de fournir un point d'entrée le plus quelconque possible pour le spectateur. Lequel ne souffrira pas de doutes sur l'interprétation formelle du point de vue, et s'adonnera librement à la contemplation.
Après l'accident, le chien s'enfuit. La caméra panote à nouveau, juste avant d'assister à l'impact sur le portail. Cette fois, au bout de la route, une troisième croix dépasse à l'horizon au milieu des deux autres, et la foule minuscule à leur pied. Lorsque la caméra revient au point de départ, la camionnette est plantée dans la boue et le troupeau libéré s'éparpille tranquillement dans la rue et envahit le village. Je pense ici au long plan-séquence d'introduction dans Satantango (1994) de Tarr Béla, qui filme le déplacement lancinant d'un troupeau de vache abandonné à son sort, hors de l'enclos, puis à travers les rues du village. Tarr déploie le dispositif à une échelle démesurée.
Les sept balancements nonchalants du panoramique découpent ce plan séquence en sept scènettes dans une continuité spatio-temporelle parfaite. Il n'y a qu'une seule action, la procession qui passe d'un coin du panorama à l'autre, étagée en deux parties à cause du retardataire. Une deuxième action surgit dans le village déserté à cause de l'accident que personne n'a vu sauf le spectateur. Ces péripéties permettent à Frammartino d'animer l'extrême longueur de ce plan, qui donne le temps aux villageois de parcourir la distance qui les sépare de leur mont Golgotha. Cela demeure l'observation quasi-documentaire d'un rituel singulier, peuplé de figurants non-professionnels, en l'absence même du protagoniste principal de ce premier chapitre. On pourrait penser aussi au fameux plan-séquence de la mort hors-champ de David Locke dans Professione: Reporter (1975) d'Antonionni, car ce panoramique déroule une action triviale devant la façade du berger qui est en train de rendre l'âme hors-champ. Mais Frammartino interrompt son plan séquence, rajoute plusieurs plans de chèvres évadées dans les rues et habitations, avant de montrer à l'écran le dernier souffle du vieux, en gros plan, entouré dans sa chambre de ses impassibles chèvres. Alors qu'Antonioni joue sur le mystère du hors champ jusqu'au bout, en refermant le cercle panoramique par le corps déjà mort de Locke.
ECARTS MINIMES DU MODE CONTEMPLATIF
Même si Frammartino a parfois recours au burlesque de situation à la Tati (plan séquence panoramique de la procession pascale à multiple rebondissements), et s'il s'assure de maintenir un simulacre de continuité narrative (cycle de la transmigration des âmes d'un épisode à l'autre) - procédés empruntés au cinéma classique - ces distractions, immanquablement dérisoires, ne prennent jamais le devant de la scène, et ne conduisent pas la caméra à interrompre l'observation contemplative pour mettre en exergue ressorts comiques ou suspense dramatique. Il intègre une touche d'humour complémentaire sans remettre en cause le modèle fondamental du cinéma contemplatif. Le seul fait d'annoncer quatre actes (dans le titre et avec chaque épisode) serait d'ors et déjà la preuve d'un récit qui impose une lecture conceptuelle prédéterminée. A l'instar des trois chapitres (1966, 1911 et 2005) de Three Times de Hou Hsiao-Hsien : trois chapitres contemplatifs ne font pas une somme contemplative si les raccords sont métaphoriques. A vrai dire, les transitions de Quattro Volte sont à peine perceptibles, à condition d'y prêter attention. Le flot ininterrompu nous embarque d'un bout à l'autre de la campagne de façon progressive. Images et sons des quatre épisodes s'intercalent et contaminent les histoires voisines, qui sont en fin de compte, les facettes d'un seul écosystème. Le résultat homogène paraît tout à fait naturel.
TRANSMIGRATION DES AMES
D'ailleurs, revenons-y, l'aspect transcendentaliste n'est pas des plus réussis. Un chevreau naît à la mort du berger. Le chevreau mort fertilise le sol du sapin (qui est déjà vieux). Le sapin devient "minéral" dans le feu. Au mieux ce sont des raccords visuels symboliques pour qui cherche une interprétation intellectualisée (dans Three Times, par contre, il est impossible d'ignorer les changements de personnages entre les chapitres, joués par le même couple d'acteurs, ce qui met en avant immédiatement la construction conceptuelle du film en épisodes métaphoriques). Avec plus de poids, cette réincarnation accélérée, raccourcie, ne serait pas tant la virgule anecdotique tendant à l'anthropomorphisme facile (en personnifiant le chevreau et l'arbre). L'auteur cite Pythagore, enfant de Calabre :
« Nous avons en nous quatre vies qui s’emboîtent les unes dans les autres. L’homme est un minéral car son squelette est constitué de sels ; l’homme est aussi un végétal, car son sang est comme la sève des plantes ; il est un animal, car il est mobile et possède une connaissance du monde extérieur. Enfin, l’homme est humain car il a volonté et raison. Nous devons donc nous connaître quatre fois. »
Cela explique en effet l'intention de l'auteur cachée derrière la partition en quatre règnes (humain, animal, végétal, minéral). Mais ce n'est pas un détail forcément accessible directement au spectateur non-informé. Cette macro-structure conceptuelle nous éloigne cependant du cadre strictement contemplatif...
à suivre...
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(Critikat, 22 février 2011)