Sabouraud a minima (2)

Le cinéma a minima de Frédéric Sabouraud

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Il apparait que ces cinq cinéastes sont en fait les exemples qu'il utilise dans son cours à Paris 8, intitulé "Cinéma moderne, cinéma contemporain, passerelles...". D'aucun ne contestera que ces noms cités (Tsai, van Sant, Hong, Jia, Kiarostami) sont des plus grands artistes de notre époque. Toutefois, je crains qu'ils ne soient nécessairement les plus représentatifs pour circonscrire et définir ce qu'on appellerait la "fiction minimaliste". Je comprends que le programme scolaire d'un semestre universitaire soit limité dans le temps, et qu'une liste courte d'étude de cas permet d'approfondir chaque œuvre, au lieu de survoler. Cependant, en quittant le cadre éducatif, pour publier un article dans une revue, et tirer des conclusions définitives sur un état du monde cinématographique limité à 4 exemples n'est pas vraiment sérieux. Peut-on en toute bonne foi, dresser un bilan sans évoquer  Tarr, Hou Hsiao-Hsien, Weerasethakul, Costa, ou Andersson? Je ne retiendrais que ceux-là, parmi les plus majeurs artistiquement. Ils méritent de prendre la place de Gus van Sant, qui n'est qu'un contributeur plus modeste, plus mineur. Sans parler des pionniers qui en faisait tout autant longtemps avant lui : Chantal Akerman, Fernand Deligny, Darejan Ormirbaev, Sharunas Bartas, Alexandre Sokourov, Kore-eda, Lav Diaz, et même le tout jeune Lisandro Alonso. Pourquoi mettre aux nues Gus van Sant?

La fiction minimaliste ne date pas des années 2000, et le style d'Hong Sang-soo, par exemple, est plus proche d'un Eric Rohmer ou un Jean Eustache. Donc si l'objectif était de lancer des passerelles avec la Modernité des années soixante, en effet, Hong Sang-soo, Jia Zhang-ke ou Tsai Ming-liang se prêtent aisément à la filiation virtuelle, dont ils se réclament ouvertement par ailleurs. Le lien direct de Gerry, Elephant, Last Days et Paranoid Park avec la Modernité est moins évident... dans certain détails probablement, mais qui aujourd'hui fait des films qui ne doivent rien à l'héritage Moderne d'une manière ou d'une autre?? D'entre ces quatre-là, je crois que le langage cinématographique de Gus Van Sant (si l'on s'en tient à cette quadrilogie isolée du reste de sa filmographie) est celui qui est le plus éclatant de renouvellement. Il atteint un minimalisme narratif que ni le cinéma Moderne de Resnais ou Antonioni, ni celui de ses co-listiés (Hong et Jia notamment), n'avait recherché auparavant. On pourrait mettre Tsai Ming-liang à part (en faisant l'abstraction de ses pseudo-music hall), qui lui aussi va très loin dans la minimisation du narratif. Et c'est cette tendance que je choisis de prendre en compte par dessus tout, ici, avec le Cinéma Contemplatif. C'est cette forme cinématographique qui renouvelle la fiction narrative de façon tout à fait surprenante et sans égal.

Evidemment Frédéric Sabouraud ne choisit pas ce même cadre esthétique (celui de la narration contemplative). C'est pourquoi il rajoute Hong Sang-soo, que moi, je met de côté pour l'importance cruciale qu'ont les dialogues dans le déroulement de sa dramaturgie filmique. On remarque une nette différence sur ce plan avec les trois autres : Tsai (lorsqu'il n'utilise pas d'interludes musicaux), van Sant (uniquement sa quadrilogie de l'Errance) et Jia Zhang-ke (essentiellement ses derniers films non documentaires). Tous trois évacuent clairement l'apparition de conflits dialogués, leur préférant des bribes de conversations qui n'informent nullement la progression narrative, quand ils ne se passent pas totalement du moindre mot.
Je préfère donc mettre l'accent sur le minimalisme à tous les étages, et je me moque de savoir si les uns ou les autres sont plus proche ou plus lointain de l'héritage du cinéma Moderne des années 60. Ce qui m'importe avant tout est la cohérence formelle : le regard contemplatif qui, seul, structure la progression du récit minimal. C'est ça le cinéma contemplatif. En conséquence, je trouve moins pertinente l'étude d'un revival "moderne" que celle d'un courant formellement émancipé, mais chacun ses goûts...

[..] une première conclusion s'impose : ce cinéma-là est [..] un cinéma en souffrance : au sens où il se restreint délibérément, dans le choix des récits, dans la forme narrative, dans le rythme, le découpage et tout autre moyen qui permet de capter l'attention, s'empêchant d'introduire un faux rythme, de happer le spectateur par les artifices habituels de la fiction. [..]
Jusqu'ici, rien de bien surprenant pour un cinéma qui se veut : MINIMALISTE, rappelons-le. Evidemment il faut s'attendre à ce que tous ces détails soient épurés, simplifiés, sublimés au point où il n'en reste plus rien. Alors seulement, on peut parler de quête de l'ultime minimalité, en dépassant les mécaniques traditionnelles qui consistent à raconter des histoires, dans le but d'atteindre autre chose, un niveau supérieur de l'expression plastique, une esthétique transcendante où l'image seule nous parle. Il n'y a aucune raison d'en tenir rigueur.

Il est le cinéma de la soustraction (des plans, des actions, chez Tsai Ming-liang notament), celui de la répétition (du geste comme résistance, chez Jia Zhang-ke, Tsai Ming-liang, Hong Sang-soo, du récit chez Hong Sang-soo, Jia Zhang-ke et Gus Van Sant, de l'œuvre chez Hong Sang-soo), celui de l'hétérogénéité de l'image et du genre (chez Jia Zhang-ke et Tsai Ming-liang), celui de la durée sans fin, un cinéma sans solution. [..]
Ce cinéma est aussi celui de l'interchangeabilité des personnages (Jia Zhang-ke, Hong Sang-soo, Gus Van Sant), de leur banalité (Hong Sang-soo), de leur mutisme, de leur relative transparence (jusqu'à l'insipide chez Gus Van Sant), et, paradoxalement, de l'opacité indicible que, par son insistance à les filmer, la caméra leur prète. [..]
Sachant que nous avons affaire avec un cinéma qui va développer une technique de condensation, il s'agit maintenant de savoir si ces techniques employées fonctionnent pour le film et pour le spectateur avant tout, si elles sont les plus judicieuses compte tenu des circonstances, et enfin, si elles sont maîtrisées à la perfection par l'auteur. Telles sont les questions utiles que le critique doit se poser.
La répétition est un procédé générique, dans la comédie, la tragédie, la poésie surtout, la musique, la peinture ou les arts conceptuels. Je crois que l'histoire de l'art a aujourd'hui dépassé et transcendé la phobie de la redondance! Ce n'est pas la répétition qui amenuise la qualité d'un style cinématographique.
L'hétérogénéité n'est surement pas le propre de la fiction minimaliste... L'hybridation existait avant. Le Postmodernisme a engendré d'autres courants à côté du minimalisme. On ne peut guère attribuer ce symptôme au seul minimalisme.
La question de la durée "sans fin" (qui est une hyperbole lyrique) est précisément au cœur du rapport contemplatif aux images. Ce procédé permet d'explorer des voies narratives en dehors du carcan défini par le découpage et le montage.
Un "cinéma sans solution"... je veux bien qu'on y voit une trace de pessimisme, une certaine désillusion sur l'état du monde et de l'humanité, mais cela se limite au contenu du propos. Ce cinéma "a minima" n'est certes pas une forme cinématographique "sans solution". Diriez-vous la même chose des tentatives minimaliste de Kandinsky, Rodtchenko, Malevich, Klein, Stella, Soulages, Le Witt, ou de Fluxus? La recherche plastique du minimalisme n'est pas une impasse, c'est une réflexion sur la dépendance du sujet à ses moyens de productions standardisés, à son émancipation du support formel. (lire Minimalisme, Postmodernité et Arte Povera)
Les trouvailles esthétiques de Tsai Ming-liang, Tarr Béla, Apichatpong Weerasethakul, Pedro Costa me remplissent d'espoir pour le devenir d'un cinéma industriel qui se repose sur des recettes classiques datant d'avant-guerre...
A l'interchangeabilité des personnages, j'opposerai l'interchangeabilité des stéréotypes, des situations, des lieux, des époques, des triangles amoureux dans le cinéma narratif classique. Rien de nouveau sous le soleil. Si ce n'est pas maniériste dans le commercial, pourquoi le reprocher dans l'art-et-essai?

Selon moi, ces petites manies innocentes, ces habitudes qui parfois deviennent insistantes ne sont que la cristallisation d'un style personnel, la preuve de la formation d'un langage cinématographique. Chez les uns tel plan sera charmant, chez d'autres il tombe à plat... De simples préférences de goûts ne définiront pas seules la légitimité d'une forme cinématographique. Il est mesquin de reprocher aux plus grands cinéastes quelques défauts imaginaires, qui, quand bien-même seraient-ils démontrables objectivement (ce que nous allons voir), n’entacheraient en rien leur œuvre impressionnante. Ces manières supposées sont bien plus problématiques lorsqu'on les rencontre dans les films de réalisateurs moins talentueux, que ce soit en France ou à Hollywood.
Faire une critique sans concession des génies du cinéma, j'en suis d'accord. Mais d'exagérer ces effets de styles hors de proportion en oubliant de relativiser leur trivialité dans le contexte d'une œuvre solide pour en tirer des conclusions sur la faiblesse ou le déclin d'un courant artistique est vertement grossier. Je reprocherai simplement l'idée que tel maniérisme soit plus complaisant qu'un autre, et qu'il soit le seul aspect que l'on retienne de la formidable invention de ces maîtres du cinéma contemporain.

Il s'appuie, au niveau du scénario, sur une déstructuration du récit, dans le but affirmé et même affiché, de déconstruire la linéarité au profit d'une forme donnée à voir [..] revendiquée dans son artifice sans pour autant livrer une signification particulière. [..] Dans cette manière affirmée de traiter l'intrigue s'exprimant à la fois la réticence face à un modèle cathartique obsolète et la marque d'une perte de sens, d'une confusion qu'on ne chercherait ni à masquer ni à résoudre, mais dont il s'agirait avant tout de faire état.
L'esthétique de ce cinéma a minima joue elle aussi des contraires, du visible et de l'ellipse : autre paradoxe, d'un cinéma du "trop montré", du "tout montré", souvent stylisé jusqu'au maniérisme, qui en même temps occulte, brise, interrompt, suspend récit. [..] Dans tous les cas il s'agit de traiter de l'apparent vide de sens du réel, dont les mots et les symboles sont recyclés et dévoyés de manière systématique et quasi synchrone par la grande entreprise de communication des nouveaux pouvoirs, pour mieux révéler l'opacité tragique qu'il recoupe, tragédie muette, lente, mutique, à laquelle seules la lenteur, la fragmentation et l'obscurité parviennent à redonner corps.
Voilà ce dont il faut discuter! Le vide, le silence, l'attente, l'inaction sont des problèmes dramatiques que le cinéma classique évite à tout prix d'approcher. Le cinéma minimaliste y trouve, lui, toute la matière de son langage. Ce n'est pas faire du positif avec du négatif, ou bien revaloriser les rebus, les restes... le vide est une valeur positive en soi. Ce cinéma construit autour du vide, lequel n'est évidemment pas le même que celui qui a horreur du vide (horror vacui). La leçon du cinéma moderne est justement celle-là, abandonner les préjugés sur le vide et reconstruire un cinéma basé sur un vide central et réinventer la narration qui va avec. On ne devrait plus aujourd'hui, 50 ans après les apports de la révolution Moderne, se poser la question de la légitimité du vide au cinéma... Il ne faut pas analyser le cinéma minimaliste en fonction du cinéma classique!!! Il n'y a pratiquement aucune adéquation entre le cinéma narratif (image-action) et le cinéma minimaliste (image-temps)... donc il est inutile de se référer sans cesse au cinéma qui montre, qui remplit, qui s'agite, qui bavarde, qui se raconte. Les critères de qualité associé au cinéma classique ne corresponde en rien au cinéma minimaliste.


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