Temps et récit (Ricœur)
La présupposition tacite que les événements sont ce que des individus font arriver ou subissent est ruiné par Braudel en même temps que deux autres présuppositions étroitement liés entre elles : à savoir, que l'individu est le porteur ultime du changement historique et que les changements les plus significatifs sont les changements ponctuels, ceux-là même qui affectent la vie des individus en raison de leur brieveté et de leur soudaineté. C'est bien à ceux-ci que Braudel* réserve le titre d'événements. [..]
L'histoire la plus superficielle, c'est l'histoire à la dimension de l'individu.
- Histoire politique = histoire événementielle (histoire récit)
- Temps social = conjoncture, structure, tendance, cycle, croissance, crise
- Longue durée (opposé à événement / durée brève)
L'histoire événementielle, c'est l'histoire à oscillation, brèves, rapides, nerveuse; elle est la plus riche en humanité, mais la plus dangereuse. Sous cette histoire et son temps individuel, se déploie "une histoire lentement rythmée" et sa "longue durée" : c'est l'histoire sociale, celle des groupes et des tendances profondes. Cette longue durée, c'est l'économiste qui enseigne l'historien; mais la laongue durée est aussi le temps des institutions politiques et celui des mentalités. Enfin, plus profondément enfouie, règne "une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure, pour cette histoire il faut parler d'un "temps géographique".
- "L'histoire anonyme, profonde, silencieuse."
- "un temps social à mille vitesses, à mille lenteurs"
- "Je crois ainsi à la réalité d'une histoire particulièrement lente des civilisations"
Mais c'est le métier d'historien, non la réflexion philosophique, qui suggère "cette opposition vive" au cœur de la réalité sociale, "entre l'instant et le temps lent à s'écouler".
"La science sociale a presque horreur de l'événement. Non sans raison : le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées".
Ainsi, l'auteur* ne parle pas seulement de temps court ou de temps long, donc de différences quantitatives entre laps de temps, mais de temps rapide et de temps lent. Or, absolument parlant, la vitesse ne se dit pas des intervalles de temps, mais de mouvements qui les parcourent.
Métaphores qui disent le temps lent :
[..] Donc la volonté de rendre visible et audible la poussée d'un temps profond, que la clameur du drame a éclipsée et réduite au silence.
- "valeur exceptionnelle du temps long"
- "cette histoire anonyme, profonde et souvent silencieuse"
- "celle qui fait les hommes plus que les hommes la font"
- "une histoire lourde dont le temps ne s'accorde plus à nos anciennes mesures"
- "cette histoire silencieuse, mais impérieuse, des civilisations"
[..] à la faveur de la lenteur, de la lourdeur, du silence du temps long, l'histoire accède à une intelligibilité qui n'appartient qu'à la longue durée, à une cohérence qui n'est propre qu'aux équilibres durables, bref à une sorte de stabilité dans le changement : "Réalité de longue, inépuisable durée, des civilisations, sans fin réadaptées à leur destin, dépassent donc en longévité toutes les autres réalités collectives; elles leur survivent."
A la fumée de l'événement, s'oppose le roc de la durée. Surtout quand le temps s'inscrit dans la géographie, se recueille dans la pérennité des paysages : "La longue durée, c'est l'histoire interminable, inusable des structures et groupes de structure."
On dirait qu'ici Braudel atteint, à travers la notion de durée, moins ce qui change que ce qui demeure : ce qui le verbe durer dit mieux que le substantif durée. Une sagesse discrète, opposée à la frénésie de l'événement, se laisse deviner derrière ce respect pour la grande lenteur des changements véritables.
Mais la durée, même la très longue durée, reste durée. Et c'est là que l'historien veille, sur le seuil où l'histoire pourrait basculer dans la sociologie.
Les modèles "quasi-intemporels, c'est à dire en vérité, circulant par les routes obscures et inédites de la très longue durée. [..] Ils valent le temps que la réalité qu'ils enregistrent car plus significatifs encore que les structures profondes de la vie sont leurs points de rupture, leur brusque ou lente détérioration sous l'effet de pressions contradictoires."
"Le naufrage est toujours le moment le plus significatif"
Temps et récit, 1983-1985, Paul Ricœur
Vol. 1 : L'intrigue et le récit historique (L'eclipse de l'événement dans l'historiographie française)
Vol. 1 : L'intrigue et le récit historique (L'eclipse de l'événement dans l'historiographie française)
* Ricœur cite l'ouvrage de Fernand Braudel : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949)
Nouvelle approche de la temporalité historique proposée par Braudel. Il décompose ce temps en trois parties :
- l'histoire presque immobile, dont les fluctuations sont quasi-imperceptibles, qui a trait aux rapports de l'homme et du milieu
- l'histoire lentement agitée, une histoire sociale, ayant trait aux groupes humains
- l'histoire événementielle, celle de l'agitation de surface
Voir aussi:
Comments
Poser la question ainsi, c'est donc partir d'un triple postulat : d'abord, que 'l'histoire est fille de récit', selon la vigoureuse formule de l'historien François Furet; ensuite, que le récit, à condition qu'il ne soit pas linéairement conçu, est le moyen de 'refigurer le temps' dans sa paradoxale complexité, comme le suggère Ricœur dans Temps et récit; enfin, que le cinéma est, grâce aux pouvoirs de l'image-son, capable de construire le 'récit étendu' que réclame l'histoire. Dans un premier mouvement au moins, puisqu'une autre question serait de se demander si, et comment, le récit filmique peut rendre compte de toutes les histoires, de tous les moments de l'histoire."
Le film et le temps braudelien (Michèle Lagny; in CiNéMAS, Automne 1994)
Roundtable discussion with Olga Ast, George Musser, Mark Norell, Michael Shara, and Peter Whitely