La lenteur (Kundera)


"La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement, quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine. Dès lors, son propre corps se trouve hors jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.
Curieuse alliance : la froide impersonnalité de la technique et de la flamme de l'extase. Je me rappelle cette Américaine qui, il y a trente ans, mine sévère et enthousiaste, sorte d'apparatchik de l'érotisme, m'a donné une leçon (glacialement théorique) sur la la libération sexuelle; le mot qui revenait le plus souvent dans son discours était le mot orgasme; j'ai compté : quarante-trois fois. Le culte de l'orgasme : l'utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle; l'efficacité contre l'oisiveté; la réduction du coït à un obstacle qu'il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l'amour et de l'univers.
Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu? Ah, où sont-ils, les flâneurs d'antan? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires. Ces vagabonds qui trainent d'un moulin à l'autre et dorment à la belle étoile? Ont-ils disparus avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature? Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore : ils contemplent les fenêtres du bon dieu. Celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s'ennuie pas; il est heureux. Dans notre monde, l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque. [..]"

in La Lenteur, 1995, Milan Kundera
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