Le quattro volte (critiques françaises)

Qu'apprend-on de la critique française? Le film est sorti sur plus d'écrans qu'aux Etats-Unis (difficile de faire moins que 1!) et la presse française s'inquiète davantage de sa distribution précaire (on peut encore le voir sur 2 écrans en province, 5 mois après sa sortie!) et n'hésite pas à le faire remarquer dans les articles concernant le film. On voit nettement la différence ici avec la presse américaine engloutie par le système.
Il y a moins de synopsis qui résume pour le lecteur tout ce qui se passe dans le film, et un peu plus d'analyse formelle, ils parlent de films, de cinéma, de poésie, d'art cinématographique. 
Les critiques français utilisent aussi largement le dossier de presse de Frammartino [PDF], mais ont plus de respect pour le succès du film à Cannes ou un festival régional (Annecy), et pour sa place dans le contexte plus large du cinéma italien.

"Des révélations comme celle-là, il s'en manifeste rarement. Des cinéastes comme celui-ci, il faut les honorer. Ce film, d'une malicieuse simplicité, est stupéfiant de beauté et de gravité. [..]
Majesté du silence, musique des grelots. Bêlements, bruits de sabots. [..]
Aucune prise de tête dans Le Quattro Volte, rien que de la poésie secrète, une captivante exploration de coutumes et des temps qui scandent vie, mort, et renaissance. Une éblouissante limpidité narrative. [..]
Grand Prix indiscutable du dernier festival de cinéma italien d'Annecy, Le Quattro Volte témoigne d'une curiosité contemplative pour les mystères et d'une réticence viscérale pour les artifices. [..]
Ici, le réalisme extrême de cette fiction aux apparences de documentaire réinvente la mécanique des catastrophes en chaîne et l'art du cadavre exquis."
"Le Quattro Volte" : de l'humain au minéral, l'enchantement du monde; Jean Luc Douin, Le Monde, 28 Dec 2010
Douin utilise plus d'un tiers de son papier pour raconter le déroulement du film d'un bout à l'autre, mais, au moins, la second moitié est consacrée à une réflexion sur le film, sur son sens symbolique et formel. Il apporte une nouvelle référence cinématographique : L'Arbre aux sabots (1978/Ermanno Olmi), il compare aussi l'humour visuel à Buster Keaton et Jacques Tati. 
Un mot que je retiens particulièrement est cette idée de "cadavres exquis" qui capture bien la méthode de Frammartino. Ce n'est pas la quête vers l'inconscient des Surréalistes, mais l'addition bout à bout d'épisodes, de lieux, d'images sans raccords préparés. Frammartino a filmé dans trois villages distincts, sur plusieurs années, et le montage a ensuite rassemblé ces images distantes dans une histoire apparemment liée par une continuité symbolique arbitraire (celle de la métempsychose) et invisible.


"Disposant d’une distribution aussi frêle qu’un chevreau nouveau-né, Le Quattro Volte de Michelangelo Frammartino risque malheureusement de passer assez inaperçu en cette fin 2010. [..]
Le Quattro Volte capte le fugace et l’éternel à partir d’un localisme très ancré. [..]
Le Quattro Volte avance en philosophant sur l’ordre des choses avec une tranquillité limpide, faisant allègrement tomber les murs du local pour atteindre l’universel. [..] Dans la continuité, la séquence devient une méditation éblouissante, une précieuse miniature. [..]
Ce formidable plan burlesque se gonfle de déflagrations comiques inattendues baignant dans une bande-son très sophistiquée, tout en répétant, à la manière d’un motif, d’amples panoramiques. Ces derniers deviennent nécessaires tant la multitude de récits ayant trouvé leur origine dans le champ se poursuivent en dehors de lui. La caméra semble perdre la tête et nous faire éprouver la difficulté de contenir un tout dans un seul plan. En l’occurrence la transformation d’une réalité prosaïque en une situation extrêmement complexe et inextricable, où tout se trouve lié par un réseau touffu de causes et de conséquences. [..]
Film sur la circulation entre les quatre états, chaque plan grossit et finit par accoucher du suivant. Dans ces conditions, le raccord transmet, dynamise et transforme le plan précédent en autre chose. Le plan serait le temps de la gestation et le montage celui de la nativité. [..]"
Le Quattro Volte; Arnaud Hée (Critikat, 28 décembre 2010)
Hée, critique consciencieux, parle du cinéma italien dans son contexte et de sa frêle distribution. 
Il se réfère à Oncle Boonmee (2010/Weerasethakul) et à  I Dimenticati / Les Oubliés (1959/Vittorio de Seta), et il tente une analyse formelle du style. Malgré les belles choses qu'il écrit (voir citation ci-dessus), il choisi de mettre en exergue une "situation extrêmement complexe et inextricable" alors que le sujet est la simplicité naturelle, une "expertise du montage" alors que la succession épurée des plans n'attire pas l'attention, une "bande-son très sophistiquée" qui n'est qu'un banal bruitage en post-production sans effets Bressonien, et selon lui le film est "extrêmement joueuse et drôle"... ce qui ne m'a pas marqué à prime abord. N'abusons pas des "extrêmes" quand le ton se veut simple et plutôt neutre. Ce n'est pas une touche d'humour discrète qui transforme un film calme en un spectacle extrême...


"Il faut se réjouir de l’existence, rare, de films comme celui de Michelangelo Frammartino, cinéaste que nous avions découvert en 2006 avec son premier film, déjà étonnant, déjà tourné dans la même région et avec le même manque de moyens et le même sens de l’espace, Il Dono. [..]  Frammartino (jeune homme cultivé, professeur de cinéma milanais issu d’une famille de paysans calabrais) fait un cinéma antérieur à l’invention du cinéma, ou plutôt qui ignorerait la narration cinématographique, qui repose souvent paresseusement sur le conflit. [..]"
Le Quattro Volte de Michelangelo Frammartino;  Jean-Baptiste Morain (Les Inrockuptibles, 28 décembre 2010) 

J'aime sa façon de résumé le film pour le lecteur, Morain égraine une série d'images saisies au hasard de quelques scènes, sans pour autant révéler leur rapport causal, leur position dans la continuité, leur rôle dans le film, juste des flashs poétiques isolés. Et c'est la meilleure façon de donner envie de voir un film sans trop en dire. Il s'émeut aussi du succès du film, de sa place dans le contexte italien... cependant il s'imagine aussi que ce film "ne ressemble à aucun autre" et a "humour visuel et sonore d’une grande sophistication". Il préfère replacer le thème de la réincarnation sur un plan symbolique, donc une réflexion moins mystique et plus métaphysique sur l'ordre du monde. 



"Frammartino constate la dissolution de ce monde. S'il ne nomme jamais Alessandria del Carretto, c'est que chez lui la démarche documentaire a inversé ses fins. Chez lui, la métaphysique, l'intemporel, sont au premier plan. Il s'agit alors, pour son cinéma à lui, de retrouver l'apparence, le temporaire, l'existant qui se cache derrière l'essence métaphysique des images. [..] Ce qui fait le prix de ce film est aussi sa limite. La dimension choisie est conceptuelle. [..]  Si l’on perçoit vite le carcan qui enferme ici l'émotion, Le Quattro Volte offre néanmoins une réflexion sur l'oeuvre de De Seta et sur le monde filmé par celui-ci."
Francesco Boille (Independencia, 13 janvier 2011)
Boille écrit une critique du court métrage de Vittorio de Seta :  I Dimenticati / Les Oubliés (1959), plus qu'il ne décrit le film de Frammartino. Toutefois le parallèle est intéressant (même si je n'ai pas vu cet autre film italien) qui compare les méthodes et intentions de chaque réalisateur séparés par un demi-siècle. Il axe son commentaire sur une formalisation conceptuelle du film, découlant d'une illustration panthéiste, un angle que j'ai choisi de laisser de côté pour ma part, pour son utilisation anecdotique, et dont Frammartino lui-même relativise l'importance (voir l'interview ici).


"Gigantesque pour les promesses dont il est porteur. Minuscule parce que, dans son pays, il est un des seuls à les porter. [..]
De prime abord, Le quattro volte fait craindre le style très académique d'une modernité taiseuse, au récit volontairement âpre et pauvre, qui se contente de buter sur des extériorités et n'y trouve rien que l'absurdité du monde, son chaos permanent. Très vite, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Le quattro volte se révèle un film 'plein', chargé de récits, de microfictions virales qui, sous couvert d'observation, envahissent le plan à mesure qu'il se déroule, l'air de rien, sous nos yeux. [..] La succession des événements, d'abord frappants, d'abord anodins, d'abord séparés, nous révèle leurs liaidons profondes et leur importance dans le cycle décrit. [..] Le moteur de ce cinéma c'est bien évidemment la durée. [..]
Ce cinéma se fonde sur cette belle idée que l'image, prise dans une durée et laissée à cette durée, sans rhétorique (montage, dialogue, fondus, ellipses, etc. : tout ce qu'on appelle l' "expression"), accouche de sa propre dramaturgie, d'une dramaturgie presque naturelle. [..] Le quattro volte est aussi un film d'action. Ou disons plutôt : un film d'actions. [..] Frammartino ne fétichise pas pour autant le son direct. [..]
Tout est tissage, tissage de fils disparates qui donne, vue de haut, une image d'ensemble. [..] Ce neoprimitivisme abreuve le cinéma de nouvelles ressources. Comme par exemple cette idée de mettre un animal au centre du film, san rien abandonner au vococentrisme et à l'anthropomorphisme courants du cinéma, san rien lâcher non plus sur le désir de récit."
La chèvre et le chou; Mathieu Macheret (Trafic, n°77, printemps 2011)
Macheret écrit un long article, sans oublier de préciser le caractère exceptionnel de ce mode narratif aussi bien que son positionnement fébrile sur le marché italien ou même français (alors qu'il est sorti en France sur plus d'écrans qu'aux USA par exemple - un seul écran sur un parc de près de 40000 écrans nationaux! Les critiques français s'inquiètent, les critiques américains s'en foutent...).
Il propose un parallèle avec Oncle Boonmee de Weerasethakul (animisme, métempsychose) ou Farrebique de Rouquier (rapport du paysan à la nature).
Contrairement à ce que j'expliquais plus tôt (Quattro volte (critique contemplative) 5), Macheret s'imagine que le son direct n'est pas essentiel, il va plus loin, il affirme que la bande-son artificielle, composée en post-production, est "une unique partition" qui réalise "une focalisation d'ensemble"... Je m'étonne d'entendre que l'artificialité est ce qui donne le naturel au tout. Il conçoit ce film non comme une immersion proche du documentaire mais comme un collage fabriqué de toute pièce. Il insiste d'une part, sur l'absence de rhétorique au niveau visuel, sur le témoignage d'une "cause immanente du monde", mais ne se formalise pas quant à la rhétorique sonore imposé par une bande-son mixée... 


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