Préambule (Mon cinéma contemplatif)

Préambule potentiel de mon futur livre en français sur le  Cinéma contemplatif :



« Trop contemplatif ou pas assez contemplatif ? » Les films art & essai de ce nouveau siècle, qui s’affichent dans les festivals de cinéma internationaux, posent souvent cette question… De fait le sens caché n’est autre que : « était-ce un film ennuyeux ou un film qui se mérite ? » Si les festivals raffolent de ce cinéma-là, qu’il vienne des quatre coins du monde, les critiques surtout sont récalcitrants, y opposant toutes sortes d’excuses au sortir d’un ronflement par trop gênant, le cinéaste incriminé de subreptice hypnose...


Mais il existe un public fidèle et enthousiaste chaque fois que sort un nouveau film de cette veine-là, comme s’il y avait un manque dans l’offre du cinéma mondial que le film contemplatif, seul, comblerait. Quoique la majorité parle d’un genre nouveau, d’autres diraient « film de festival » ou encore « style international », nous allons définir ici un mode narratif (comme suggéré par David Bordwell) plutôt que tout autre chose, sans pour autant changer d’idée à ses détracteurs... En effet, cette famille n’est pas une mode fugace vouée à disparaître, une vulgaire tendance, ni un genre typé parmi tant d’autres, au contraire, il s’agit d’une structure narrative minimaliste qui s’empreint en divers occasions, à différentes époques, pour créer des fictions comme des documentaires, des films de genre (épurés) comme des films-essais, des courts-métrages comme des installations-fleuves. Déjà cinquante ans que cela dure, il est fort à parier que nous reverrons encore longtemps ces films dits « contemplatifs », tant fond et forme sont intemporels.


Depuis quelques décennies déjà, on entend parler de « films contemplatifs » ici où là, presque toujours sous un angle péjoratif. Dès 2000, le critique anglais Jonathan Romney demandait dans The Guardian, si nous étions « confortablement installés ». Michel Ciment évoquait en 2004 un « cinéma de la lenteur ». La même année, Antony Fiant inscrivait dans Trafic les « films gueule de bois ». Jean-Baptiste Thoret étrillait les « Films d’Auteur Académiques » (FAA) en 2007 et évoquait avec ironie leur « beauté contemplative ». Frédéric Sabouraud baptisait un « cinéma a minima » à partir de 2009 avec des portraits dans Trafic de TSAI Ming-liang, Gus VAN SANT, HONG Sang-soo et JIA Zhang-ke. Antony Fiant le nommait « cinéma contemporain soustractif » en 2013 pour, entre autres, Lisandro ALONSO, WANG Bing, Alain CAVALIER, Pedro COSTA, Bruno DUMONT et Béla TARR. Alors que personne n’est dupe sur la marchandise… Pourquoi dans nos contrées, le terme « contemplatif » est-il aussi controversé ? Il n’ose se dire. Il est irrévérencieux et contestable. Mais dans cette affaire de contemplation ce sont bagage religieux et passivité soupçonnée qui lui pèsent. Les chantres du cinéma minimaliste en sont les plus grands critiques, comme s’ils avaient peur d’aimer trop fort ou de se fourvoyer trop tôt.


Quelle aubaine de réhabiliter cette appellation afin que les films du Cinéma Contemplatif disent leur nom et soient reconnus comme tel : une famille narrative de notre temps. Car tout l’enjeu réside dans la reconnaissance a posteriori de cette cohorte disparate et involontaire comme une esthétique à part entière, transversale et cohérente. Un courant transnational convergent. Et si la preuve est faite, que ces films se ressemblent, que leur identité se démarque de leur précurseurs, que l’œuvre formée par leurs auteurs soit généalogiquement liée, alors pourquoi ne pas les qualifier d’uniques, originaux et particuliers ? Non sans dénuer toute individualité artistique, culturelle et politique à leur création souveraine.


Les Anglo-saxons lui préfèrent le terme de « Slow Cinema » qui semble s’inscrire comme parfaitement dans un courant de retour à la lenteur : le Slow Movement ou mouvement « doux » initié en Italie dans les années 80. Avec la Slow Food (opposée au Fast Food, pour cultiver, préparer et consommer la nourriture plus doucement). Il en est de même pour Slow City, Slow Medecine, Slow Sex, Slow Work, Slow Education… Une alternative à la culture de la vitesse issue de notre millénaire des autoroutes de l’information. Cependant on se doit de contester cette opposition binaire et hâtive, qui voudrait que ce cinéma n’existât qu’en substitut au montage rapide de MTV et des films de super héros hollywoodiens, alors qu’il apparait en germe dès l’origine avec les opérateurs des frères Lumière, bien avant que la société ne s’accélère à un rythme effréné...


À l’initiative du Centre de Culture Contemporaine de Barcelone, l’exposition jumelle « Cinéastes en correspondance » fut inaugurée en 2006 d’après l’idée d’Alain Bergala et Jordi Ballo, afin de mettre en vis-à-vis deux auteurs majeurs contemporains : Victor ERICE (Espagne) et Abbas KIAROSTAMI (Iran). Deux rétrospectives en pendant, ainsi qu’une correspondance originale de lettres-vidéos échangées entre les deux réalisateurs sur plusieurs mois en préparation à l’exposition. Ce diptyque se mit à voyager à Madrid, puis à Paris en 2007 au Centre Georges Pompidou. L’intérêt pour nous est le choix de cinéastes toujours contemplatifs. Un coffret DVD, « Correspondencia(s) », rassemble toutes les déclinaisons des lettres-vidéos de ce cycle au cours des ans : Isaki LACUESTA + Naomi KAWASE (2008) ; José Luis GUERIN + Jonas MEKAS (2009) ; Jaime ROSALES + WANG Bing (2009) ; Fernando EIMBCKE + So Yong KIM (2010) ; Albert SERRA + Lisandro ALONSO (2011).


Fin 2006, sur notre propre blog collectif anglophone (Unspoken Cinema), nous lancions par provocation un blogathon du « Boring Art Film » (ou « Film d’art & essai ennuyeux »), avant de s’appeler le « Cinéma Contemplatif Contemporain » (ou CCC pour les familiers, un acronyme qui fonctionne en anglais comme en français). Deux festivals dédiés en 2012. Le « AV Festival 12 : As Slow As Possible » (Aussi lent que possible, d’après une œuvre de John Cage), au Royaume-Uni, une rencontre avec des films de 28 cinéastes dit « lents » (Fred KELEMEN, Lisandro ALONSO, Lav DIAZ, Ben RIVERS, Béla TARR, James BENNING, Sharon LOCKHARDT…) Et le « Festival du Film Chiant » qui voit le jour à Marseille, projetant par exemple Haxan, un film muet, et Fengming, chronique d’une femme chinoise, de WANG Bing, une interview de plus de trois heures. Enfin, toujours la même année, The Art(s) of Slow Cinema, le blog de Nadin Mai, qui préparait à l’époque sa thèse sur Lav DIAZ. En 2016, naît le Slow Film Festival, à Mayfield en Angleterre.


C’est en 2010 qu’éclate une controverse qui agite un temps le petit monde cinéphile anglo-américain, après l’édito de Gavin Smith dans Film Comment en mars et de Nick James dans Sight & Sound en avril. Ils émettent des réserves quant au maniérisme de certains Slow Films, à la suite d’une complainte préalable sur les films de festivals. Gavin Smith les catégorise par de sinistres surnoms : « Neo-neorealism » (DARDENNE), « Neo-impressionism » (DENIS), « Neo-minimalism » (COSTA, GREEN), « Meditative Realism » (HOU Hsiao-Hsien)… où ne règnent que trop peu de « loups solitaires ». Quant à lui, un certain Dan Kois publiait en 2011 dans le New York Times que tout ça n’était que comme manger des épinards pour les enfants...


Les détracteurs agacés par la profusion de films « trop » contemplatifs, essentiellement dans les plus petits festivals, se résignent toutefois à l’excellence de quelques maîtres qui échappent au « maniérisme » (JIA ZhangKe, Pedro COSTA, Apichatpong WEERASETHAKUL, WANG Bing, Lisandro ALONSO, Frederick WISEMAN) l’espace d’un instant, avant d’être harponnés sur leurs derniers films (WONG Kar-Wai, TSAI Ming-liang, Béla TARR…) accusés à tort de se répéter. Mais qui n’a pas, en leur temps, décrié (en vain) le « maniérisme répétitif » d’un OZU, d’un BRESSON, d’un ANTONIONI, d’un TARKOVSKI, d’un TATI...




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