Passage à vide (Rollet)

"[..] la toile de l'écran n'est pas celle du tableau, le spectateur ne s'y prend pas pareillement. Si la peinture en impose, invite à la contemplation, à l'association d'idées ou au regard en roue libre, le défilement cinématographique, lui, s'impose, impose son rite et son rythme.
"La succession des images interdit toute association dans l'esprit du spectateur"
Walter Benjamin, 1935, in L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique 
Leur mouvement fait écran à celui de nos pensées. Au cinéma, nous sommes des êtres simulés, en état de choc. Le regard figé, terrorisé, médusé. Suspendu, à la limite, car il y va du regard et de sa perte. Benjamin insiste, cette crise de la reproduction engagerait aussi une crise de la perception. L'aura cette fois serait l'autre nom du regard. [..]
Cette crise de la perception, le spectateur en aura fait l'expérience au cinéma pour son propre compte. Le trauma devient sa loi. L'esthétique du choc l'emporte sur celle de la contemplation, non sans mal ni sans un certain travail de déblaiement de la part des avant-gardes historiques. [..] Le recueillement solitaire bascule dans le divertissement de masse. Le spectateur ne va plus à l'œuvre, l'œuvre va à lui. Il ne se perd plus dans sa contemplation comme le peintre chinois dans le paysage qu'il vient d'achever. Il s'y habitue et l'utilise collectivement. La métaphore architecturale remplace la comparaison picturale. L'accoutumance détermine l'accueil visuel, et l'aperception, la perception.
La scène de la modernité échapperait donc à l'espace du musée, à son confinement comme à son recueillement. Elle serait sans doute plus cinématographique que théâtrale, aurait la forme rectangulaire d'un écran et le rythme intermittent d'un battement lumineux. [..]
Benjamin analyse longuement 'L'homme des foules', cette nouvelle de Poe traduite par Baudelaire, où le narrateur, derrière la vitre d'un café londonien, épie la foule qui passe dehors avant que de s'y perdre en filant un inconnu. L'homme des foules, le badaud, le passant, Baudelaire l'a assimilé au flâneur. Benjamin, on le sait, ne le suit pas sur ce point. La ville moderne ne laisse plus de place à la flânerie. Le passant et le flâneur n'appartiennent pas à la même époque. Ils se croisent une dernière fois dans le Paris de Baudelaire mais déjà plus dans le Londres de Poe. Question de rythme et de tempo :
"Il faut confronter le tempo du flâneur au tempo de la foule tel qu'il est décrit par Poe. Le premier représente une protestation contre celui-ci."
Zentralpark, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, 1979, W. Benjamin
Pour échapper à la foule, il ne restera plus au flâneur, raconte Benjamin, qu'à promener, en geste ultime et dérisoire, des tortues dans les passages parisiens."
Patrice Rollet, 2002, in Passages à vide. Ellipses, éclipses, exils du cinéma


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