Nuit noire sur l'écran de cinéma

Uncle Boonmee (2010/Weerasethakul/Thailand) avant que Tong n'éteigne la lumière afin que les fantômes voient mieux

Semih Kaplanoglu éteint aussi la lumière dans Bal (2010), lorsque Yusuf se retrouve seul avec sa mère dans la cuisine, un autre repas sans son père. Yusuf s'amuse avec l'interrupteur électrique, pour agacer sa mère, rejouant le stade infantile de la disparition-apparition.


Il n'y a point de réponse à trouver sur l'écran. On peut bien éteindre l'écran, et le film continue. Le spectateur doit se fier à ses sens, ressentir l'expérience du film, même privé des indices visuels. Les personnages à l'écran sont toujours là, même si on ne les voit plus, ils sont présent dans la pièce, avec nous dans la nuit. Pousser la tolérance du spectateur à ses limites. On vient pour voir la lumière à l'écran et ces cinéastes nous plongent dans l'obscurité la plus totale.
C'est évidemment un geste provocateur de la part de ces cinéastes. Une façon de manifester leur confiance aveugle dans une contemplation dans la longueur, dans l'étendue du temps. Comme l'absence d'un hors-champ à l'intérieur du champ; un "hors-lumière" qui demeure diégétique. Le règne des spotlights sur le plateau est appelé à déchanter.

Apichatpong Weerasethakul (Cahiers du cinéma, n° 659, Sept 2010) : "L'écran, c'est un peu mes yeux, ma fenêtre... En fait, je ne suis pas très heureux avec la notion d'écran. C'est pourquoi j'ai essayé d'expérimenter d'autres formats avec mes installations. L'écran, le cadre, c'est aussi une limite. C'est pour cela que je me concentre beaucoup sur le son, qui se répand partout, sans limite. Parfois l'image se continue par le son. J'aimerais que l'on ressente devant mes films qu'il n'y a pas uniquement ce qui apparait à l'écran. Il y a plus, il y a d'autres choses, en dehors de l'écran, qui appartiennent au film. J'essaie de faire passer en images ce que j'éprouve sur le tournage, mais ce que je vois avec mes yeux ou ce que je ressens est trop grand pour être contenu sur un écran avec des bords. Le son permet de faire sentir cela, et de faire perdre la conscience et la sensation de l'écran au public." 

Uncle Boonmee. Jen s'isole dans la nuit, à l'écart du dîner avec les fantômes.
La nuit nous ôte notre preuve, nous ne savons plus où nous sommes. Nous sommes réduits à nous-même. Notre vision n'a plus pour limite le visible, mais l'invisible pour cachot, immédiat, indifférent, compact. Si la nuit occlut notre œil, c'est afin que nous écoutions plus.

"La lampe et la poche", Paul Claudel, in Connaissances de l'est, 1973.

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Comments

A great film. Proves why CCC is the most exciting thing in recent times.

Haven't seen much CCC recently. Have to catch up with a lot.

Cheers!
HarryTuttle said…
Did you learn anything from Sight&Sound's review of the film? I was quite disappointed to find only what was already published in the press kit talking points and the Cannes coverage. Slow Criticism doesn't take advantage of the time to think about it...
At least the French press is there to talk about film form.
HarryTuttle said…
"Alice se dit en elle-même, je vais vous montrer un film pour les enfants, peut-être si on se fie au titre. Pour ça il faut fermer les yeux. Car sans cela, vous ne verrez rien du tout."

introduction d'Alice (1988/Jan Svankmajer)
HarryTuttle said…
Apichatpong Weerasethakul (Cahiers du cinéma, n° 659, Sept 2010) : "L'écran, c'est un peu mes yeux, ma fenêtre... En fait, je ne suis pas très heureux avec la notion d'écran. C'est pourquoi j'ai essayé d'expérimenter d'autres formats avec mes installations. L'écran, le cadre, c'est aussi une limite. C'est pour cela que je me concentre beaucoup sur le son, qui se répand partout, sans limite. Parfois l'image se continue par le son. J'aimerais que l'on ressente devant mes films qu'il n'y a pas uniquement ce qui apparait à l'écran. Il y a plus, il y a d'autres choses, en dehors de l'écran, qui appartiennent au film. J'essaie de faire passer en images ce que j'éprouve sur le tournage, mais ce que je vois avec mes yeux ou ce que je ressens est trop grand pour être contenu sur un écran avec des bords. Le son permet de faire sentir cela, et de faire perdre la conscience et la sensation de l'écran au public."
HarryTuttle said…
"Jacques Fontanille l'annonçait déjà indirectement dans Sémiolique du visible en nous rappelant qu'au-delà de l'obscurité totale d'un côté, et de la clarté éblouissante de l'autre, les deux seuils d'intensité du visible, «le monde redevient à la fois invisible et insignifiant» : «le risque de l'esthésie, c'est la fusion irréversible, où la découverte immédiate de la plénitude du sens peut, à tout moment, pour peu que l'intensité dépasse le seuil de sensibilité du sujet, se transformer en effondrement complet du sens» " cité par Nathalie Roelens (Visible, n°1, 2003)

Jacques Fontanille, Sémiotique du visible. Des mondes de la lumière, 1995, p.46 et 65.
HarryTuttle said…
Laure Adler : "Vous etes l'un des rares cinéastes au monde qui osiez faire écran noir [lors de la mort du protagoniste à la fin du Gout de la Cerise], pourquoi?"

Abbas KIAROSTAMI : "Il faut peut-être de l'audace pour oser l'écran noir au cinéma, mais en l'occurance dans ce film auquel vous faites allusion, ça me paraissait absoluement naturel. Je pouvais l'assumer pleinement puisqu'il était question de mort. Et pour moi il ne s'agissait pas d'évoquer les ténèbres, il n'y a rien de sombre et d'obscure, c'est le noir comme un vide, dans sa dimension statique. Donc dans la représentation du vide, c'était pour moi la façon la plus évidente de la faire, pour dire qu'il n'y avait plus rien. C'est jusqu'à ce jour la représentation que j'ai de la mort, au moins ma représentation esthétique de la mort. Donc il était pour moi naturel de dire cet homme-là n'entends plus, ne voit plus, donc vous n'avez plus rien à voir ni à entendre. Je l'ai fait dans d'autres films. Dans un film comme ABC Africa il y a 7 minutes de noir, là il fallait peut-être plus de courage pour l'imposer puisqu'il n'était plus question du même thème. Mais j'aime à avoir recours à ce procédé. Peut-être il y aussi une dimension plus profonde, moins consciente, et moins choisie, qui est un rapport que j'ai avec la vie, pas seulement au cinéma. Je trouve qu'il est toujours bon de fermer les yeux sur ce que l'on sait avoir en face de soi, ne plus le voir et l'entendre pour pouvoir rouvrir les yeux et le redécouvrir. Et je pense qu'au cinéma aussi il est bon de rappeler au spectateur qu'il n'est pas acquis, que cela ne va pas de soi, qu'il y aie des choses à voir et à entendre sur un écran, qu'il est bon de faire le vide, de faire table rase des images qui leur sont proposées pour leur donner un regard nouveau, une fraicheur nouvelle, une innocence de la redécouverte de l'image et du son."

(Hors Champ; France Culture; 12 Sept 2012) [MP3] 45' [Farsi-French] traduit par Massoumeh Lahidji

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