Dahomey (Mati Diop) X Les Statues meurent aussi (Marker/Resnais)

De Les Statues Meurent aussi (1953) à Dahomey (2024)


À soixante-dix ans d'intervalle, deux documentaires interrogent les rapports entre la France et la culture africaine à travers le prisme de la colonisation. Cette analyse compare Les Statues meurent aussi (1953) de Chris Marker et Alain Resnais, et Dahomey (2024) de Mati Diop, ce dernier s'inscrivant explicitement dans la lignée du premier, qualifié par Diop de "manifeste politique en même temps qu'un film d'art." Nous verrons comment ces deux essais filmiques se rapprochent et comment ils diffèrent, appartenant à deux générations différentes de l'histoire du cinéma.

À la fin du XIXe siècle (1892), l'empire colonial français accumule près de 7000 objets provenant d'Afrique (et d'Océanie aussi) dans ses musées métropolitains, fruits de pillages masqués sous l'apparence de "cadeaux" dans un contexte de domination coloniale. Si Les Statues meurent aussi émerge dans une période transitoire de décolonisation d'après-guerre, Dahomey s'inscrit dans le contexte contemporain des vœux de politiques de restitution du patrimoine culturel africain.

Dahomey fait joliment écho à Les Statues meurent aussi, prêtant vie à ces statues centenaires, hier fièrement exposées derrière des vitrines de musées français, aujourd'hui rendues à leur culture originelle, pour la réappropriation par une jeunesse dépossédée de son imaginaire fantastique.



Les Statues meurent aussi (1953/Chris MARKER, Alain RESNAIS/France) 30min DOC



Dahomey (2024/Mati DIOP/France/Sénégal/Benin) 1h08 DOC



Le documentaire de Marker et Resnais s'ouvre avec une voix off de narrateur sur fond noir (après un générique lettriste baigné d'une bande sonore tonitruante typique d'une époque) et cette phrase d'introduction : "Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l'histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l'Art. Cette botanique de la mort, c'est ce que nous appelons la Culture." S'ensuit l'égrenage de statues gothiques en perdition, mangées par les siècles, toujours avec ce discours politico-poétique ininterrompu en voix off. Puis apparaît un masque africain en contrechamp duquel circulent des badauds de musée. Enfin, la rapide succession de statuettes sur fond noir, sans contexte, sans regard posé sur elles en miroir, toujours avec cet accompagnement orchestral entêtant, et sans parole.

Le documentaire de Mati Diop, lui, s'ouvre sur des plans muets du musée du Quai Branly des Arts Premiers, de ses réserves, de ses sous-sols (à la suite de quelques plans quelconques de Paris). Puis des plans de visages mêlés aux statues, au téléobjectif, des déménageurs qui mettent en caisse les œuvres d'art. Ce sont les ouvriers qu'elle décide de filmer, non les pontes. Enfin, venue d'outre-tombe, une voix off étrangement caverneuse se présente comme "n°26" de l'inventaire de restitution, l'âme de la dernière statue emballée qui accompagnera le long du film de son récit, un point de vue sacré. Le film contemplatif, lui, se passe en partie de la musique orchestrale d'accompagnement, favorisant l'ambiance sonore naturelle des plans vides.


Si Les Statues meurent aussi est un court métrage d'après-guerre (la Seconde Guerre mondiale), en plein dans une période transitoire de décolonisation africaine, voulue ou forcée, en revanche, Dahomey est un court film en plein dans une nouvelle page d'histoire africaine de la "restitution" (ou "rapatriement", terme que préfère Mati Diop). Tous deux apportent un regard critique sur l'expropriation, la muséification et l'appropriation culturelle, mais dans un contexte bien différent.


"L'art nègre" a connu son apogée dans les années 1920, fascinant historiens et ethnologues eurocentriques, prisé d'un public brocanteur aussi bien que des artistes du Cubisme. Avec la décolonisation des années 1960, il devient "l'art africain", rejetant l'appellation de "Primitif". Mati Diop, elle, influencée par Abderrahmane Sissako (En attendant le bonheur, film contemplatif), a joué dans le film de Claire Denis (35 Rhums). Elle poursuit sa filmographie hantée par le trauma post-colonial.


Tous deux s'attachent au sort du patrimoine culturel africain dans les musées, leur vie ou bien leur mort par réification. Ils photographient les statues comme des têtes encore vivantes, cadrées très serrées, hors contexte. Un panorama de visages expressifs et pensifs. Des gros plans de leurs faces cachées, des tronçons de membres, des détails agrandis, mettant en lumière des matières, des textures, des trames, des motifs, des balafres, des fissures...


Pour la première fois dans l'histoire du cinéma, Marker et Resnais prennent la parole pour ces statues prisonnières de nos institutions muséales, et s'interrogent sur leur devenir, leur condition imposée d'œuvres d'art mortes alors qu'elles appartenaient à une culture vivante, cérémoniale, sacrée à leur origine. La voix off du comédien Jean Negroni, c'est la voix de l'intellectuel français, du point de vue du colonisateur, même si le contenu est très critique vis-à-vis de l'appropriation culturelle par la France. Ce film-essai, avec sa panoplie de visages noirs statufiés, est un pamphlet contre la vision dominatrice du colonisateur qui tente de retrouver une certaine empathie envers des peuples culturellement "commodifiés".

Dans le second cas, Mati Diop reprend ce positionnement, mais franchit un pas supplémentaire (relevant du cinéma fantastique) et donne la parole aux statues elles-mêmes, révélant une éternelle sieste, un coma lointain. Grâce à ce retour au Bénin (anciennement royaume du Dahomey), la voix des statues peut nous confronter au décalage vieux de près de 130 ans d'avec un pays natal et celui qu'elles découvrent sans plus reconnaître, étranger à leurs coutumes. Le palais présidentiel de la Marina a plus à voir avec l'architecture française, les routes, les jardins, les passants sont victimes d'occidentalisation passive (ou active).

La voix est la personnification des statues, le point de vue des objets spoliés, écrit par Mati Diop en collaboration avec Makenzy Orcel (écrivain haïtien, dont la participation à ce projet rappelle le commerce triangulaire et l'esclavagisme). Ce texte fantastique est la réappropriation des œuvres par les Africains eux-mêmes. La voix de n°26 est un mixage insolite de plusieurs tessitures différentes, masculines et féminines, incarnant tout un peuple sur de multiples générations.


De surcroît, Mati Diop recolle les images d'un débat entre étudiants béninois qui s'approprient la question ambivalente de la "restitution", sans crier louanges ni victoire, ils sont bien conscients de la manœuvre politique et de la mesquinerie du geste (26 pièces rendues sur 7000 encore en France). On retrouve ici, à travers leurs voix singulières, tout le discours qu'avaient pu articuler Marker et Resnais sur la conservation mortifère de ces fragments de société, le vertige culturel d'une enfance sans références historiques, sans modèles sacrés propres... Ces plans du débat (orchestré par la réalisatrice) ne déparent pas franchement d'un modèle contemplatif car la caméra capte, sur le vif, ces polémiques de l'extérieur, sans discours face-caméra, sans champ-contrechamp. Le point de vue est bel et bien celui d'une personne dans la foule, comme un documentaire observationnel.


Mati Diop ne filme pas forcément en plans longs, quoique ça lui arrive, elle fait se succéder en revanche des images muettes (comme des plans de coupe en série) cadrées très serré au téléobjectif, qui n'ont d'unité diégétique que la bande son continue. Un manifeste du cinéma contemplatif qui rappelle les documentaires en plans fixes déshumanisés de Nikolaus Geyrhalter. Transparaît au travers de dehors figés, une certaine humanité, emprisonnée, à l'instar du "locked-in syndrome", ces statues sont les vaisseaux carcéraux d'une âme bâillonnée, et on y guette précautionneusement une respiration, un soubresaut, une exhortation, comme si elles allaient prendre vie et se délier.



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