L'ennui profond (HAN Byung-Chul, 2024)

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L’ennui profond

in La société de la fatigue (HAN Byung-chul)
2024 traduit de l’allemand par Olivier Mannoni


[..] Les performances culturelles de l'humanité, parmi lesquelles on compte aussi la philosophie,
nous les devons à une attention contemplative profonde. La culture suppose un environnement dans lequel une attention profonde soit possible.  [..]

Walter Benjamin donne à cet ennui profond le nom d' « oiseau de rêve qui couve l'œuf de l'expérience ». Si le sommeil est l'apogée de la détente physique, l'ennui profond est selon lui le summum de la détente intellectuelle. [..] Le « don d'écouter silencieusement » repose précisément sur la capacité d'avoir une attention profonde, contemplative, à laquelle l'ego hyperactif n'a pas d'accès.

Quand on s'ennuie en marchant et qu'on n'a pourtant aucune tolérance pour l'ennui, on est nerveux, on erre, on frétille, on vaque à telle ou telle occupation. [..]

Le titre Vita contemplativa n'était pas censé invoquer de nouveau ce monde dans lequel cette vie est chez elle à l'origine. Il est lié à cette expérience de l'être selon laquelle le beau et le parfait sont immuables, éternels, et échappent à toute emprise humaine. Leur tonalité fondamentale est l'étonnement qu'inspire l'être-ainsi des choses, qui échappe à toute faisabilité et à toute processualité. Le doute cartésien des Temps modernes déclenche l'étonnement. La faculté contemplative n'est cependant pas nécessairement liée à l'être immortel. Ce qui est en suspens, insignifiant ou fugace est précisément ce qui ne se révèle qu'au séjour contemplatif. De la même manière, seul le séjour long contemplatif a accès au long et au lent. Les formes ou les états durables se dérobent à l'hyperactivité. Paul Cézanne, ce maître de l'attention profonde contemplative, note un jour qu'il peut aussi voir le parfum des choses. Cette visualisation des odeurs exige une profonde attention. Dans l'état contemplatif, on sort en quelque sorte de soi-même et l'on se plonge dans les choses. Merleau-Ponty décrit l'observation du paysage à laquelle se livre Cézanne comme une extériorisation ou une désintériorisation : « Il commençait par découvrir les assises géologiques. Puis il ne bougeait plus et regardait, l'œil dilaté, disait Mme Cézanne. [...] Le paysage, disait-il, se pense en moi et je suis sa conscience.» Seule l'attention profonde bloque l' « inconstance des yeux » et produit la concentration, qui est en mesure de « joindre les mains errantes » de la nature. Sans cette concentration contemplative, le regard agité erre et n'exprime rien. Or l'art est un « acte d'expression ». Même Nietzsche, qui a remplacé l'être par la volonté, sait que la vie humaine s'achève dans une hyperactivité mortelle quand on en chasse tout élément contemplatif :
Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. A aucune époque les gens actifs, c'est-à-dire les gens sans repos, n'ont été plus estimés. Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l'on doit apporter au caractère de l'humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif'.

Paul Cezanne


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