L'espace-temps du plan long (Gaudin)
"[..] L’enjeu de cet article sera d’étudier les implications spatiales de l’étirement de la durée d’un plan. Il s’agira donc de mettre en rapport les questions du temps et de l’espace filmiques. Bien sûr, l’idée que le cinéma pose de façon spécifique la question de la relation entre le temps et l’espace n’est pas neuve. On la retrouve, sous des formes différentes, dans les écrits de Jean Epstein, Serguei M. Eisenstein, Erwin Panofsky, André Bazin, Pierre Francastel, Edgar Morin et Pier-Paolo Pasolini, pour ne citer que quelques exemples. De façon plus ou moins explicite, ces auteurs situent leurs réflexions dans la lignée de la contestation moderniste de la traditionnelle distinction entre arts du temps et arts de l’espace, et répercutent dans la théorie du cinéma certains des bouleversements entraînés par les découvertes de la physique cosmologique au tournant du XXe siècle (en particulier la notion einsteinienne d’un continuum espace-temps) : même ramenés à l’échelle de l’homme et de l’œuvre d’art, espace et temps ne sont plus considérés comme des absolus, hermétiquement différents l’un de l’autre, mais comme des dimensions interdépendantes de l’expérience.
Dans le champ des études cinématographiques, cette question de la relativité entre temps et espace a pu se déployer dans des directions très diverses, en impliquant notamment des questions liées au montage (pris ici au sens de « succession de plans »), aux mouvements de caméra, aux surimpressions, aux variations des vitesses de l’image, etc. Mais à l’intérieur de cet ouvrage consacré au plan long, je propose d’isoler au maximum la variable soumise à l’étude, et donc de prendre comme objets d’analyse des fragments de film qui n’engagent pas directement (ou exclusivement) ces dernières questions. Car s’il est évident que des procédés comme le mouvement de la caméra ou la surimpression modifient notre perception spatiale au cours du temps, il reste que cette modification, le plus souvent, n’est pas le fait de l’action du temps lui-même, mais de formes filmiques se déployant dans le temps.
Nous prendrons donc en considération des plans longs définis par : la continuité organique de la prise de vue (pas de mélange d’images) ; la continuité de l’écoulement du temps (pas de variations de vitesses de l’image) ; un cadre fixe, ou éventuellement légèrement mouvant, mais qui en tout cas ne reconfigure pas complètement l’intégralité du champ visuel (pas de déplacement spectaculaire de la caméra, à travers des décors changeants, etc.) ; et une durée ressentie qui, vis-à-vis de l’action filmée, excède les usages du cinéma courant (peu d’évolution dramatique notable, ni de dialogue). Des plans de ce type, on en trouve en grande proportion dans un certain courant du cinéma d’auteur contemporain (que l’on désigne actuellement sous des appellations telles que « slow cinema », « contemporary contemplative cinema » ou « cinéma soustractif »), dont font partie les films qui constitueront nos cas d’analyse principaux. [..]"
Antoine Gaudin in L’espace du ”plan long” : étude des liens entre l’écoulement du temps et la plasticité spatiale du cinéma. 2021 [PDF]
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