L'art du sensible (Rancière)

"[..]Passage du social au cosmique, dit volontiers le cinéaste [Béla TARR]. Mais ce cosmique n'est pas le monde de la contemplation pure. C'est un monde absolument réaliste, absolument matériel, dépouillé de tout ce qui émousse la sensation pure telle que le cinéma seul peut l'offrir.

Car le problème pour Béla Tarr n'est pas de transmettre un message sur la fin des illusions et éventuellement sur la fin du monde. Pas davantage de faire de "belles images". La beauté des images n'est jamais une fin. Elle n'est que la récompense d'une fidélité à la réalité que l'on veut exprimer et aux moyens dont on dispose pour cela. Béla Tarr ne cesse de marteler deux idées très simples. Il est un homme soucieux d'exprimer au plus juste la réalité telle que les hommes la vivent. Et il est un cinéaste entièrement occupé par son art. Le cinéma est un art du sensible. Pas simplement du visible. Parce que, depuis 1989, tous ses films sont en noir et blanc, et que le silence y prend une place toujours plus grande, on a dit qu'il voulait ramener le cinéma à ses origines muettes. Mais le cinéma muet n'était pas un art du silence. Son modèle était le langage des signes. Le silence n'a de pouvoir sensible que dans le cinéma sonore, grâce à la possibilité qu'il offre de congédier le langage des signes, de faire parler les visages non par les expressions qui signifient des sentiments mais par le temps mis à tourner autour de leur secret. Dès le début, l'image de Béla Tarr est intimement liée au son : brouhaha au sein duquel, dans les premiers films, les plaintes des personnages s'élèvent, les paroles des chansons niaises mettent les corps en mouvement et les émotions se peignent sur les visages ; froideur, plus tard, de salles de bistrot misérables où un accordéoniste met les corps en folie avant que l'accordéon en sourdine n'accompagne leurs rêves détruits ; bruit de la pluie et du vent qui emporte paroles et rêves, les plaque dans les flaques où s'ébrouent les chiens ou les fait tournoyer dans les rues avec les feuilles et les détritus. Le cinéma est l'art du temps des images et des sons, un art construisant les mouvements qui mettent les corps en rapport les uns avec les autres dans un espace. Il n'est pas un art sans parole. Mais il n'est pas l'art de la parole qui raconte et décrit. Il est l'art qui montre des corps, lesquels s'expriment entre autres par l'acte de parler et par la façon dont la parole fait effet sur eux. [..]"

"Béla Tarr, le temps d'après", Jacques Rancière, 2011

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