Peindre avec le temps (Ruttmann)


Peindre avec le temps

Notre époque se caractérise par un étrange désarroi face aux choses de l'art. Il y a ceux qui s'accrochent à un rapport à l'art historiquement dépassé et ceux qui sont de plus en plus convaincus que des pans entiers de l'art sont déjà morts, voire que les arts n'ont plus rien à nous dire à nous Occidentaux, car en tant qu'organismes vivants ils sont soumis eux aussi aux lois de la disparition - même si elle n'est que temporaire.
Ces deux positions (réactionnaire et sceptique) ne témoignent pas d'une réelle confrontation de nos contemporains aux choses de l'esprit. Elles traduisent plutôt en désarroi face à la structure très particulière qui caractérise aujourd'hui l'esprit de l'époque.
Cette particularité tient principalement au 'tempo' de notre époque. Le télégraphe, les trains express, la sténographie, la photographie, les presses d'imprimerie automatiques, etc., qui ne sont pas en soi des acquis culturels entraînent une rapidité jusqu'alors inconnue dans la transmission des acquisitions de l'esprit. L'individu mis au courant plus rapidement est constamment submergé de données qu'il ne peut pas assimiler avec les anciennes méthodes intellectuelles. On cherche à s'en sortir en appelant à la rescousse le principe de l'association. La comparaison historique, le recours à l'analogie dans le cours de l'histoire permettent de maîtriser mieux et plus vite ces nouvelles données. Leur appréhension et leur intégration souffrent bien évidemment de cette méthode - on s'occupe certes du temps présent, mais on 'n'est pas le temps présent'. Car il est évident  que le contact des individus avec l'esprit du temps ne peut pas être aussi étroit qu'il est souhaitable si ses manifestations sont saisies avec les gants de l'analogie. L'accumulation écrasante des résultats, due au tempo particulier de l'époque, ne permet pas de les assimiler de manière directe, intuitive et non associative, et comme l'appréhension par l'analogie est insatisfaisante ou du moins trop indirecte, il faut trouver une approche tout à fait nouvelle.
Et cette nouvelle approche se constitue organiquement. En effet la rapidité accrue avec laquelle défilent les données isolées fait que le regard se détourne des différents contenus et se dirige vers le mouvement général de la courbe (elle-même constituée de différents points), en tant que phénomène se déroulant dans le temps. L'objet de notre propos est donc maintenant le développement dans le temps et la physionomie d'une courbe en perpétuel devenir, et non plus la juxtaposition rigide de points isolés.
Voilà pourquoi notre désarroi est immense face aux manifestations des arts plastiques. Le regard qui se doit maintenant de prendre en compte le développement dans le temps en ce qui concerne les choses de l'esprit (et ce de plus en plus) ne sait plus comment aborder les structures rigides, réduites, atemporelles de la peinture. Il n'est plus possible de confondre la vie réelle et la vie d'un tableau, même en rapportant cette dernière à un instant donné, en la considérant comme le symbole d'un moment productif.
Où est le salut?
Il est surement pas dans la violation réactionnaire de l'esprit de notre temps. On ne le trouvera pas non plus en obligeant l'esprit à revêtir les atours du Moyen Age ou de l'Antiquité. Ce qu'il faut c'est lui donner la nourriture dont il a besoin et qu'il peut digérer, à savoir un art tout à fait nouveau.
Il ne s'agit pas d'un nouveau style ou de quoi que ce soit d'approchant. Il faut trouver une possibilité d'expression différente de tous les arts connus, mettre en forme le vécu différemment, 'peindre avec le temps'. Créer un art pour l'œil qui se différencie du matériau en ce sens qu'il se déroule dans le temps, le rythme du phénomène optique est un de ses éléments essentiels. Un tout nouveau type d'artiste va voir le jour, qui n'était jusque là que latent, à mi-chemin de la peinture et de la musique. C'est la personnalité de l'artiste qui déterminera l'art et la manière de ce phénomène optique, bien entendu. Tentons à titre d'exemple et d'indication de décrire ce qu'il nous est donné de voir.
La technique de la projection est celle de la cinématographie.
Il apparaît sur l'écran une foule chaotique de surfaces noires et anguleuses, qui vont les unes vers les autres avec lourdeur et lenteur. Après un certain temps intervient alors un mouvement tout aussi pesant et sombre, mais ondulatoire, qui a un rapport formel avec la surface anguleuse sombre. La rigidité du mouvement et l'obscurité augmentent jusqu'à ce qu'une certaine fixité soit atteinte. Cette fixité sombre est déchirée par des fulgurances lumineuses, répétées plusieurs fois, toujours plus intenses et plus accélérées. A un certain endroit de l'image on voit se développer un point lumineux en forme d'étoile - le mouvement ondulatoire du début réapparaît  mais cette fois éclairé de plus en plus selon un rythme vif, toujours lié au crescendo du point lumineux. - Des éléments ronds, doux et clairs, s'épanouissent - et se fondent dans la surface anguleuse du début, et atteignent finalement une clarté éclatante et joyeuse, une vivacité dansante de toute l'image, qui débouche sur une immobilité claire et sereine. Un mouvement menaçant, sombre, rampant comme un serpent peut alors commencer, qui enfle, qui repousse la clarté et finalement provoque une lutte vive entre le clair et l'obscur - des formes blanches bougeant comme des chevaux au galop se précipitent contre les masses noires lancées à l'assaut - on assiste à un tohu-bohu tumultueux d'éléments clairs et sombres, jusqu'à ce que l'accroissement triomphant de la lumière apporte un équilibre et une dernière note.
Voilà ce que 'on peut obtenir - entre autres - en utilisant lumière et obscurité, calme et mouvement, linéarité et rondeur, masse et finesse des détails, - et leurs innombrables nuances et combinaisons. Cet art nouveau ne s'adresse pas au public actuel des salles de cinéma, naturellement. On peut en tous cas compter sur un public beaucoup plus large que la peinture (du seul fait qu'il s'y passe quelque chose). Pour la peinture c'est le spectateur qui doit faire le travail difficile de redonner vie à l'objet figé qu'est le tableau.
Depuis presque dix ans je suis convaincu de la nécessité de cet art. Mais c'est maintenant seulement que je maîtrise les difficultés techniques qui firent obstacle à sa mise en pratique et je sais aujourd'hui que cet art nouveau sera et vivra - car c'est une plante aux racines solides et non pas une vue de l'esprit.
Walther Ruttmann (1919)



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