Le délicieux mystère de l'inconnu(e) à l'écran (Kiarostami)

Abbas KIAROSTAMI : "Ce qui me touche beaucoup dans le cinéma d'Ozu, ce sont évidemment ces plan fixes, larges, qui font de l'écran de cinéma une scène de théatre où le spectateur a toute liberté de poser son regard, de chercher ce qui l'intéresse sur un plan. C'est ce respect pour le spectateur, cette foi en l'intelligence et au libre arbitre du spectateur, est quelque chose pour laquelle j'ai effectivement beaucoup d'amiration, et qui selon moi manque beaucoup dans le cinéma d'aujourd'hui. Chercher à imposer au spectateur ce qu'il doit voir, ce qu'il doit ressentir, est quelque chose à quoi je ne peux pas adhérer.
Je crois que la discretion est la différence de sa caméra, le fait de la poser loin, sur un petit pied, et le fait de dire au spectateur : 'je ne suis pas là en tant que réalisateur, ce regard n'est pas le mien mais le votre' fait preuve d'une grande noblesse, d'un grand homme, et moi je ne peux qu'être admiratif de cette posture en tant que réalisateur.
Et je crois que cette dimension-là, ce regard sur le cinéma, s'assimile beaucoup à celui de Robert Bresson, donc je pense qu'il est juste ici de citer également son nom et de dire que moi j'appartiendrais à cette esprit-là, à cette école-là du cinéma. [..]"

Laure Adler : "Vous etes l'un des rares cinéastes au monde qui osiez faire écran noir [lors de la mort du protagoniste à la fin du Gout de la Cerise], pourquoi?"
Abbas KIAROSTAMI : "Il faut peut-être de l'audace pour oser l'écran noir au cinéma, mais en l'occurance dans ce film auquel vous faites allusion, ça me paraissait absoluement naturel. Je pouvais l'assumer pleinement puisqu'il était question de mort. Et pour moi il ne s'agissait pas d'évoquer les ténèbres, il n'y a rien de sombre et d'obscure, c'est le noir comme un vide, dans sa dimension statique. Donc dans la représentation du vide, c'était pour moi la façon la plus évidente de la faire, pour dire qu'il n'y avait plus rien. C'est jusqu'à ce jour la représentation que j'ai de la mort, au moins ma représentation esthétique de la mort. Donc il était pour moi naturel de dire cet homme-là n'entends plus, ne voit plus, donc vous n'avez plus rien à voir ni à entendre. Je l'ai fait dans d'autres films. Dans un film comme ABC Africa il y a 7 minutes de noir, là il fallait peut-être plus de courage pour l'imposer puisqu'il n'était plus question du même thème. Mais j'aime à avoir recours à ce procédé. Peut-être il y aussi une dimension plus profonde, moins consciente, et moins choisie, qui est un rapport que j'ai avec la vie, pas seulement au cinéma. Je trouve qu'il est toujours bon de fermer les yeux sur ce que l'on sait avoir en face de soi, ne plus le voir et l'entendre pour pouvoir rouvrir les yeux et le redécouvrir. Et je pense qu'au cinéma aussi il est bon de rappeler au spectateur qu'il n'est pas acquis, que cela ne va pas de soi, qu'il y aie des choses à voir et à entendre sur un écran, qu'il est bon de faire le vide, de faire table rase des images qui leur sont proposées pour leur donner un regard nouveau, une fraicheur nouvelle, une innocence de la redécouverte de l'image et du son. [..]"

A propos de Like Someone in Love, et le jeu des acteurs non-professionels :
Abbas KIAROSTAMI : "[..] Dans la première séquence, j'ai dit à l'acteur qu'il était 'proxénète', mais il avait une façon de se déplacer qui m'avait effrayé. Dès qu'on donne une étiquette, un statut à un acteur, ils vont chercher leur références dans des clichés de cinéma, et donc ils essaient de donner à voir ce qu'ils ont vu au cinéma. donc je me suis dit, il ne faut pas leur donner de statut à jouer, c'est à moi de voir leur statut d'amoureux ou de presqu'amoureux. C'est l'histoire qui doit faire avancer cette idée-là. Si je leur dis qu'ils sont amoureux, eux veulent jouer l'amour. [..]
En effet, j'admets volontiers le fait que le début n'est pas un début si l'on s'en tient aux règles de cinéma, et la fin non plus n'est pas une fin. J'ai essayé de trouver un début et une fin, mais je n'ai pas réussi. Je crois que la curiosité que l'on a dans la vrai vie, je fais la demande au spectateur de ne pas s'en départir quand ils s'installent dans le fauteuil d'une salle de cinéma. Je trouve que ces fauteuils sont absoluement terribles, parce que je trouve que les spectateurs échangent leur curiosité naturelle contre le ticket q'on leur a vendu avant d'y poser leur derrière.
Quand vous vous asseyez dans un bar, votre oreille vagabonde et va surprendre des conversations qui se déroulent autour de vous. Vous entendez par intermittance et vous commencez à vous demander : 'Est-ce qu'ils sont mariés? Est-ce qu'ils sont frère et sœur? Est-ce qu'ils sont amants?' Pour moi ce qui est intéressant c'est d'avoir le même état d'esprit au cinéma. Moi-même, je souhaite découvrir au cinéma, je ne souhaite pas recevoir des annonces. Donc, naturellement vous entrez de façon très progressive dans l'histoire. Parce que cette conversation que cette jeune fille a avec son petit ami est quelque chose d'extrèmement intime, et on n'a aucune légitimité pour débouler dans cette intimité. Il est normal qu'on y accède avec une certaine distance, une certaine discretion. Il faut qu'on se donne un peu de peine, un peu de curiosité pour y accéder. Je sais que les fauteuils de cinéma ne sont pas prévus pour cet état d'esprit. Je sais que je ne suis pas un réalisateur très populaire. Mais qu'est-ce que je peux y faire? Je fais les films que j'ai envie de voir."

Laure Adler : "Comment installez-vous un scénario? Comment installez-vous une atmosphère dans ce scénario? Et comment invitez-vous les spectateurs à participer à ce sentiment si doux et si tendre [dans la scène ou la prostituée s'endort dans le lit du vieux client], qui peut inspirer des êtres humains quelque soit leur génération?"
Abbas KIAROSTAMI : "Je ne peux m'empêcher de vous remercier pour vos questions. C'est ce dont nous avons besoin. Vous créez quelque chose dans l'espoir que le spectateur le voit. De même que j'espère qu'ils ne voient pas des choses que je n'y ai pas mis. Mais c'est la combinaison des deux qui est intéressante. C'est à vous de décider ce qui vous échappe et ce qui capte votre attention. Le film ne m'appartient plus, il vous appartient à vous. Je crois qu'à partir du moment le réalisateur admet ce principe, il n'essaie plus de maitriser la perception du spectateur de son film. Le mystère auquel vous faites allusion depuis le début de cette conversation me semble être intrinsèque à la nature humaine. Je ne vois pas qui peut prétendre de percer le mystère de celui ou celle qu'il ou elle aime depuis 40 ans. Quand finissons-en nous de percer notre propre mystère intérieur? La compléxité est évidente dans la nature humaine. Donc des personnages très clairs et unidimensionels que l'on peut voir dans certains films, me paraissent extrèmement artificiels, extrèmement inhumains. Pour moi ce cinéma-là c'est de la pornographie, on ne peut pas percer à ce point à jour un être. Le mystère est la partie essentielle d'une personne, d'un personnage, pour moi. Donc quand un réalisateur se figure qu'il a la responsabilité d'entrer dans les moindres détails de la psychologie d'un personnage, j'ai envie de leur dire... ce n'est pas qu'il ne faut pas, mais ils ne peuvent pas le faire. Nous connaissons tous des personnes qui font des thérapies depuis plus de 10 ans pour percer leur propre mystère, et n'y parviennent pas. Tous ce que nous avons c'est un croquis, une esquisse d'une personne. Préciser davantage le trait revient à faire de la pornographie. Donc j'assume le mystère."
Laure Adler reçoit Abbas Kiarostami (Hors Champ; France Culture; 12 Sept 2012) [MP3] 45' [Farsi-Français] traduit par Massoumeh Lahidji


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