L'appel du vide

Le cinéma est un rituel d'apparition et de disparition. Par définition, il rend visible. Mais c'est pour mieux jouer sur ce qu'on ne voit pas, sur ce qu'on ne voit plus et qu'on ne verra peut-être jamais : puissance inquiétante du hors-champ, impact obsédant de l'absence - et son corollaire de chair, l'absent - sur l'action présente.
En aval, il y a toujours le masochisme constitutif du spectateur qui vient pour mieux voir, autant que pour désirer voir et souffrir de n'avoir pas vu. Celui-là sait mieux que quiconque combien sa pulsion scopique est stimulée par le vide, le flou et l'incertain :
"Tout est précieux, tout manque. Là est la force du film. [..] L'effet mais pas la cause. La cause mais jamais l'effet; le spectateur sait tout; il n'a besoin que de fragments."
Alain Cavalier, Libera me, 1993
Confiance du cinéaste à l'égard du spectateur dont il pressent bien la capacité à se raconter les histoires que l'on ébauche pour lui, à faire fonctionner joyeusement ce que Jean Durançon nomme son " cerveau narratif ". Et non seulement le sommeil bienheureux qui le soustrait parfois au film ne parvient pas à compromettre sa compréhension, mais il n'est pas dit qu'en définitive il ne la stimule pas. [..]
Plus radicalement, il est des cinéastes pour lesquels la disparition est la source même des films.
Antonioni, bien sûr. La disparition ne conduit pas le récit mais elle contamine l'ensemble du film, dès son principe de tournage, pour découvrir la vacuité qui œuvre dans le monde. Elle est inscrite au cœur des êtres; l'éclipse n'est pas seulement un phénomène cosmique, mais l'empreinte du monde, une palpitation de la lumière qui devient la seule vérité ontologique. [..]
C'est sur la faille entre le visible et l'invisible que se fonde le désir de voir. Faille symbolique dont le recouvrement pourrait menacer une certaine expérience de la visibilité et partant d'un exercice de la vérité. L'abandon au cours du monde ne millimètre pas le déplacement des corps, joue des accidents, des imprévus, de la respiration d'un réel qui ne se laisse approcher que par fulgurances, par intermittences, par hasard : que l'on songe seulement à l'évidence et à la simplicité du cinéma d'Abbas Kiarostami. [..]
Comprendre comment un cinéaste travaille la disparition, c'est finalement découvrir comment il produit du visible plutôt que du réel et plus exactement quel mode de visibilité du réel il met en œuvre. Le spectateur est ainsi invité à s'en ressaisir dans le moment même où il est engagé à se dessaisir de l'image. Parvenus à ces limites du cinéma, comme l'effet d'une de ses puissances, nous sommes engagés à entrer dans de nouveaux modes de singularisation dont les enjeux sont éminemment politiques. Et ils sont d'autant plus prégnants, face à la redéfinition des structures économiques et sociales de l'industrie de l'image, qu'on ne peut se séparer de la puissance de feu du monde et de la perte du sol comme point de fixation de la pensée. 
L'appel du vide, Caroline Brujo, Jean Breschand, in "La disparition", Vertigo, FR, n°11-12, 1994


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