La poésie introvertie (Bal)
Jean-Luc Douin, Le Monde, 21 Sept 2010
"Le choc, quand on voit un film de Kaplanoglu, dépouillé de musique et presque sans paroles, voué aux bruits animaliers, aux échos du vent ou de la pluie, est le défilé d'émotions, le chaos de sensations qui, dans les deux premiers films, ramènent sans cesse le héros à sa petite enfance, et dans le troisième le confrontent à ses rêves. Ce cinéaste a une approche du temps qui nous mène bien au-delà de l'époque où vivent ses personnages, et une façon de les regarder qui nous fait pénétrer dans leur âme. Il parle de son style comme d'un "réalisme spirituel", de son art comme d'une scrutation de la vie "à la lumière des puissances supérieures".Dans Yumurta frappait d'emblée une façon d'égrener de petits gestes anodins qui prenaient valeur de symbole. Une fleur dans un pot, un bol de lait, un puits envahi d'herbes, l'odeur d'un oignon, et cet oeuf annoncé par le titre, signe de la séparation avec la mère, de l'heure de briser sa coquille. La trilogie est bâtie sur ce lien du fils et de sa mère, lien forcé quand celle-ci se retrouve veuve et confrontée à un petit garçon fracassé par la disparition de son modèle paternel dans Miel, lien rompu lorsque Yusuf doit accepter la sexualité de celle qui l'engendra et renoncer à vivre de ce qui le nourrissait jusque-là, l'économie laitière, dans Milk, film du sevrage. [..]Milk et Miel débutent par une scène où un être humain est suspendu la tête en bas. Une jeune fille soumise à une sorte d'exorcisme destiné à faire sortir le serpent qui s'était introduit en elle par sa bouche dans Milk, le père à la merci d'une branche qui ne va pas tarder à craquer dans Miel. Kaplanoglu voit sa Turquie défigurée, son paradis à l'envers. Yusuf, tout au long de ces trois films, reste taiseux, fragile, introverti. La poésie sera son refuge. Les animaux, dont Kaplanoglu justifie la présence par une fidélité aux rapports qu'entretiennent les bêtes et les hommes, surgissent comme reflets de l'inconscient. [..]Limpide, élégiaque, radieux dans sa manière d'évoquer les épreuves de Yusuf, le cinéma de Kaplanoglu apaise, fascine, grandit. Les scènes où Yusuf côtoie des jeunes filles sont empreintes de timidité et de respect. Il n'y a chez lui que contemplation là où d'autres succombent à la complaisance esthétique, y compris dans ses fins qui n'ont d'énigmatiques que les apparences. Milk : une lampe aveuglante comme un soleil. Miel : un seau d'eau où se reflète la lune. La lampe est celle d'un jeune homme travaillant à la mine et qu'illuminent ses espoirs de devenir écrivain. La lune est ce qui brille la nuit, à l'heure du deuil, quand ont résonné les prières. Deux façons, pour Kaplanoglu, de signifier le caractère instinctif et sacré de ce en quoi croit son héros, son double : la poésie."
Ours d'Or, Berlinale 2010
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