"[..] Vu par Sandro Bernardi, Antonioni refuse les premiers plans de visages au profit d'espaces illimités d'où seuls peuvent émerger les forces mythiques. En lui retirant sa fonction de pur décor le décentrement transforme le paysage qui devient à la fois horizon et incertitude. Placés devant une nature qui leur échappe, ne leur est pas soumise et les dépasse, les personnages détournent le regard, ou au contraire acceptent d'ouvrir les yeux, sans être jamais assurés de voir. La nature ne s'impose pas, au long des routes boueuses, sur les plages indifférentes, dans les déserts, elle peut sembler endormie ou grouillante. Une partie se joue entre elle et les silhouettes qui s'agitent au premier plan, s'absorbent en elle ou, parfois, savent faire halte et prendre garde à ce qui se dévoile obliquement. Ainsi les films laissent-ils sourdre un paysage-personnage, ou mieux, un personnage paysage, qui n'est ni cadre ni protagoniste mais à la fois révélateur et dévorateur. Remise en cause du sujet humain comme centre du monde?
Ainsi revisitée, l'analyse antonionienne modifie les stéréotypes paysagers. Cadres et décentrages, mobilités multiples et disjointes, enrôlement simultané, mais décalé, de l'homme et du lieu, palimpsestes glissants... Remises en jeu dans une réflexion transversale, ces variantes deviennent autant de composantes inédites pour interroger, à travers la formation de paysages à vocation symbolique obscure, notre rapport actuel au mythe et à la pensée du monde qu'il recouvre. En remodelage permanent, aussi insaisissable que les monstres qu'il fait renaître fugitivement, le paysage de cinéma confère au retour du mythique la force d'une énigme, d'autant plus insistante qu'elle se trouve privée, par la forme même, de toute substance propre : image sans visage, où le film invite à reconnaître un savoir venu du vide."
Christian Doumet, Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars, Pierre Sorlin, "Antonioni. Personnage paysage", 2006. (Avant propos)
"[..] Certes, le paysage est considéré traditionellement comme le triomphe de la culture, du regard souverain qui a donné forme au chaos, qui a transformé le monde confus en espace ordonné, lieu de plaisir et de contemplation visuelle. Dans le paysage, l'homme tient un rôle central ou, mieux, dominant. Mais est-ce vraiment ainsi que les choses se passent? Que nous disent tous ceux qu'on vient de nommer et dont le regard ou l'esprit se perd au loin ? Qu'est-ce qui les attire dans cette vision sans fin, ensorcelée, au-delà de l'ordre apparent? Dans ces images, le regard est un mouvement qui emporte l'homme au-delà de lui-même, dans la direction de sa transcendance ou vers sa propre origine, au-delà du savoir commun, vers quelque chose de mystérieux qui apparaît et disparaît dans le même temps. On trouve dans ces images l'idée que le paysage est certainement le sommet de la culture, mais aussi juste le contraire, sa frontière, une limite, une sorte de fresque ou de rideau fragile, derrière lequel on sent encore le souffle froid d'un monde inconnu.
Cela suffirait à justifier une étude du paysage au cinéma. Si ce topos est récurrent dans la littératue ou la peinture, il devient essentiel dans le cinéma moderne ou contemporain. Il s'agit d'un dispositif dans lequel la présence d'un observateur, faisant partie intégrante du paysage, implique une référence à l'acte de voir et à la position de celui qui regarde.
Le paysage est donc une interrogation sur la culture, il n'est pas un objet autonome; étudier le paysage, c'est étudier une culture, sa façon de construire l'espace et de se comprendre, dans ce rapport entre le connu et l'inconnu que nous appelons habituellement le monde. Etudier le paysage au cinéma signifie aussi réfléchir sur l'acte de voir qui est l'acte constitutif du cinéma même."
Sandro Bernardi, "Antonioni. Personnage paysage", 2006.
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