Figures de l'absence (Vernet)

"D'abord il y a l'absence.

Il est coutumier de penser le cinéma en termes d'effet de présence, d'impression de réalité devant le spectacle offert. Le cinéma trouverait là sa marque distinctive, l'opposant à tous les autres arts. Dans cette coutume, il faut inclure aussi que le cinéma narratif serait celui de la transparence, celui qui bien sûr se fait oublier en tant que langage et discours pour procurer le sentiment rassasiant d'un accès direct à l'histoire, aux événements, aux objets et aux personnages, mais aussi celui qui serait réalistes et présenterait l'espace dans sa consistance, comme nous le percevons, à très peu près, dans la vie quotidienne. Dans ces conditions, le rôle du cinéma narratif classique serait de leurrer son spectateur en lui faisant prendre l'image pour le réel, le fictif pour le possible. Nombre de réflexions sur le cinéma, y compris actuelles, se sont fondées là-dessus.

Je suis, pour ma part, frappé du contraire. Et dans ce qu'on va lire j'ai voulu prendre le contrepied de ce qu'on vient de voir. Au cinéma, du côté de l'histoire racontée, je suis frappé par l'importance des disparitions, des évanouissements, des apparitions, et des distances instaurées. Du côté du dispositif, du peu de réalité de l'image cinématographique et de ses 'incohérence', comme du plaisir que prend, justement à cela, un spectateur désirant, tendu vers quelque chose qui n'est pas là, fuit, se dérobe ou est escamoté, un spectateur conscient de l'infranchissable écart entre la salle où il est et la scène où se déroule l'histoire. Mitry : 'L'image n'apparaît pas comme "objet", mais comme "absence de réalité"'. Bazin : la présence-absence du représenté. Metz : le signifiant imaginaire.

Du coup, m'intéresse dans le cinéma narratif ce qui n'est pas, à l'intérieur des images représentatives et en mouvement, assignable, localisable, découpable, objet en mouvement, mais ce qui est vide, passage immatériel, mouvement pur ou immobilité totale, figement. Dans les textes qui suivent, on s'en tiendra à la représentation, dans l'image, de l'invisible, lorsque le cinéma cherche à rendre sensible par ses propres moyens une existence qui ne peut se matérialiser sous forme réaliste, par une étendue. [..]

D'abord, le souci de maintenir en contact organisation de la figure dans le film et position du spectateur dans la salle, de façon à faire apparaitre, par exemple, le rôle et le fonctionnement de la nostalgie non seulement dans les histoires, mais aussi dans l'institution cinématographique. Celle-ci ne peut pas être uniquement considérée comme une usine à rêves : c'est également une machine à éteindre les rêves. Ensuite, un examen critique des notions de réalisme et de transparence. [..] Car nous avons affaire à des espaces complexes, morcelés, non-perceptifs et même réversibles comme dans l'en-deçà ou la surimpression. Par ailleurs, on trouvera au fil des textes des éléments de réflexion sur la notion de personnage, bien sûr à partir du personnage peint ou absent, mais aussi à partir de cette dialectique entre espace et fiction pour montrer comment, au-delà de l'image conçue à la manière d'un bloc de réalité, le personnage se présente également pour le spectateur comme une intention qui peut informer les images afin de se faire saisir à travers elles. Enfin, j'ai essayé d'approcher, à travers ces cinq essais, ce qu'on pourrait appeler une idéologie de l'invisible dans le cinéma narratif, non seulement par les croyances et les affects qui y sont attachés (fantômes et dénégation de la mort, regard divin et sentiment de culpabilité...) modelant mise en scène et mise en intrigue, mais aussi par ce discours moral, courant parallèlement à la fiction, lui servant de contrepoint pour en être souvent le guide et l'aboutissement. Discours moral non attesté, éparpillé, muet, mais auquel notre attachement au cinéma classique doit beaucoup en frôlant parfois la simple bêtise tant il s'agit d'une sorte de confort intellectuel archaïque, qui trouve à se dissimuler derrière la multitude des histoires et de leurs péripéties où simultanément il se réalimente."

Marc Vernet, Figures de l'absence, 1988 (avant propos)
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