La Lenteur (Bratu)
La lenteur : une figure sensible émergente ?
Diana Bratu; CEREN, ESC Dijon et CIMEOS-LIMSIC, Université de Bourgogne (8 Aug 2010) [RTF]
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Diana Bratu; CEREN, ESC Dijon et CIMEOS-LIMSIC, Université de Bourgogne (8 Aug 2010) [RTF]
Les critiques de l'époque contemporaine – qu'elle soit étiquetée de postmodernité, surmodernité (Augé 1992) ou hypermodernité (Lipovetsky 2004) – mettent en évidence la valorisation de la vitesse dans le cadre de notre société : ce qui prime c'est l'immédiat, l'évènement, l'urgence, l'éphémère. Paul Virilio (1995) propose le concept de dromologie pour expliquer cette logique de vitesse qui définit le rythme accéléré à tous les niveaux de la vie : transports, communication, activités gouvernées par la polychronie, avec les ressources matérielles ou immatérielles dont l'individu dispose pour tout faire en même temps, avec habilité et sous pression.
En contrepartie, certains auteurs constatent que cette forme de logique temporelle commence à entrer en crise (Virilio 2009, Sansot 2000). Si la vitesse est souvent perçue comme signe d'efficacité et de professionnalisme, l'individu manifeste parallèlement le besoin de se réapproprier le temps et de repenser les rythmes de vie d'une manière moins rigide et moins contraignante (Parkins 2004). Pierre Sansot (2000) propose la notion de lenteur pour désigner cette disponibilité de l'individu à maîtriser la durée et à ne pas se laisser bousculer par elle, afin de tirer le meilleur parti des choses et des moments vécus.
L'idée d'un mode de vie plus lent est, certes, séduisante. Un grand nombre de discours sociaux (magasines, journaux, publicités, ouvrages en tout genre) font la promotion des avantages du lâcher-prise et des pratiques inspirées des cultures orientales qui améliorent le bien-être au quotidien. Signalons, à ce titre, le succès éditorial du journaliste canadien Carl Honoré (2004), L'éloge de la lenteur pour souligner à quel point la notion de lenteur reçoit l'intérêt d'un large public à travers le monde.
En effet, il est légitime d'imaginer que pour maintenir son homéostasie et garantir une possibilité d'équilibre, l'individu soit à la recherche d'un bien-être sensitif, sensible et émotionnel. Celui-ci peut se décliner à plusieurs niveaux : l'habitat, les objets et, avant toute chose, le corps, le soin, l'attention à soi. La lenteur participe précisément de ce bien-être sensuel et sensitif, en réponse ou en rupture avec l'hyperactivité : retour à soi, connaissance de soi, quête intérieure. [..]
Étant donné le contexte actuel, caractérisé par des rythmes sociaux de plus en plus accélérés, peut-on réellement penser que la lenteur serait une figure émergente ? Que recouvre cette notion et comment fonctionne-t-elle ? Serait-elle uniquement la projection d'un idéal, d'une attente, ou connaît-elle des manifestations sensibles au sein de la société contemporaine ? S'agit-il d'une simple tendance actuelle soumise aux aléas de la médiatisation, ou d'un véritable phénomène de société avec des impacts profonds sur la transformation de nos modes de vie ? [..]
Figure 1 : Représentation tensive de la lenteur
La sagesse de la lenteur se situe, sur ce schéma au croisement entre l'étendue temporelle et l'intensité perceptive. Elle suppose un éveil sensible de l'être, un nourrissement vital (Jullien 2005), comme forme de sagesse de l'existence, qui exclut l'excitation du moment pour laisser advenir les sensations les plus subtiles. Elle caractérise moins le faire (agir comme valeur exaltée) que l'être et la capacité à rester attentif et à saisir les nuances les plus subtiles.
La lenteur est synonyme de prudence, de discernement, et implique le respect pour les gens, pour les choses, pour la nature, là où l'agitation entraîne la perte de repères (Cassano 2005): "En invitant à ralentir, on est invités à s'intéresser d'avantage à ce qui nous entoure, à cueillir les détails et les saveurs du monde. Mais cela ne doit pas naître d'une opposition entre vitesse et lenteur, slow contre fast, mais plutôt entre attraction et distraction, et la lenteur, à bien y regarder, a plus de rapport avec la capacité de distinguer et d'évaluer, et la propension de cultiver le plaisir, le savoir et la qualité, qu'avec la durée", explique Carlo Petrini, le fondateur du mouvement (Petrini 2006).
Ainsi, la lenteur n'est pas la manifestation du passif (Cilliers 2006). C'est plutôt la vitesse sans discernement qui est en cause, tandis que la lenteur représente plutôt une alternative, une voie simultanée à suivre, proposée par Slow Food. D'ailleurs, exclure l'hypothèse d'une dialectique entre slow et fast implique la reconnaissance d'une démarche inscrite dans le présent, qui compose avec les réalités contemporaines et qui regarde plutôt vers le futur, que vers le passé (Cassano 2005) : "Il est important de comprendre que l'argument de lenteur n'est pas conservateur ; au moins pas dans le sens politique du terme. Ce n'est pas un simple regard en arrière, ni une glorification de ce qui a été. Même s'il met l'accent sur la nature historique de la connaissance et de la mémoire, l'argument pour la lenteur est tourné vers l'avenir : il s'agit d'un engagement avec le futur, autant qu'avec le passé." (Cilliers 2006).
La question des rythmes tient une place essentielle dans la compréhension de la notion de lenteur : "On ne peut pas ériger la lenteur comme vertu préférable en soi. Il convient, sans doute, d'alterner les rythmes et les saisies" (Sansot 2000). [..]
Concentrée sur les moyens (plutôt que sur les objectifs), elle consiste à produire progressivement, suivant le potentiel de situation, des transformations dans les comportements de consommation. Il s'agit d'une forme stratégique émergente, identifiée par Valérie Carayol (2004) en tant que "fruit de la composition des actions non-coordonnées finissant par acquérir une consistance et une logique assimilables à une stratégie dans ses effets."
Cette démarche stratégique fondée sur une expérience lente de la temporalité s'inscrit dans une tension qui suppose des modulations (Laplantine 2005), c'est-à-dire des manières d'être et d'interagir avec l'environnement dans la durée et avec la perspective du devenir, du changement. [..]
Il y a d'abord un temps long, de mûrissement, qui implique une évolution lente, fondée sur des tâtonnements, des essais, des retours en arrière et des réévaluations de ses propres positions. [..]
Cette évolution lente suppose également une attention particulière à l'environnement – temps de l'attente – afin de trouver la meilleure voie d'action et de se (auto)définir en interaction avec le contexte : "Si un tempo lent permet à un système de développer une mémoire plus riche et plus réflexive, il donnera au même système l'occasion de mieux gérer les surprises de son environnement" (Cilliers 2006).
Des activités telles que prospecter, scruter, détecter permettent la gestion des possibles troubles de fonctionnement. [..]
La logique de pérennisation se fonde également sur un temps de l'anticipation (Carayol 2004) – synonyme du faire advenir de la stratégie orientale – qui place le projet dans une tension vers le futur, vers le devenir, à travers l'énonciation d'un monde possible, d'un idéal de communication : " [viser la lune] dit notre utopisme, notre penchant pour la réflexion positive. La lune dit notre courage de rêver, d'inventer, de trouver des liens entre des choses qui paraissaient jusqu'alors isolées. La lune dit notre culture ouverte au monde des paysans sans terre, des petits agriculteurs, des chefs de cuisine, des universitaires" (Petrini 2007). [..]
D'un point de vue modal, ce modèle de communication conjugue une multitude de degrés d'intensités de la temporalité. Ainsi, en dehors du temps long, temps court, rétrospectif, de l'anticipation, le temps évènementiel représente une autre modalité de l'action. [..]
La notion de lenteur n'exclut donc pas la synchronisation qui permet l'interaction, l'échange. Elle se retrouve à la base d'un modèle de communication émergent, proche de la logique orientale, conçu sur un mode tensif et qui fonctionne par mouvements continus et discontinus. [..]
Telle est la sagesse de la lenteur, qui se manifeste à travers des formes de vie assumées, dans la recherche de la simplicité et d'un degré d'engagement plus durable envers les choses et les êtres. Prendre le temps de vivre et de savourer la vie, entre des rythmes différents, complémentaires, entre les exigences productives et temps pour soi, pour les autres. [..]"
Cet extrait du travail de Diana Bratu part d'une réflexion sur le mouvement de "Slow food" à notre époque contemporaine, qui apporte de nouvelle valeurs plus saine à la société de consommation et prone le retour à la mesure et la sérénité dans nos activités quotidiennes. "Slow food" est évidemment l'antithèse du "fastfood", mais c'est aussi plus généralement une philosophie de vie, inspirée par le mode de pensée oriental. La "lenteur" est un mot qui définit un rythme de vie, et chaque activité s'en retrouve changée individuellement, que ce soit la cuisine, l'hygiène de vie, le travail, les transports, les loisirs, la TV, le cinéma, les livres, le journalisme, l'écriture, les communications...
Cependant un rythme de vie ne définit pas à lui tout seul un style ou une esthétique... ce n'est qu'une apparence superficielle, qui plus est, neutre, celle qui correspond le plus à la réalité. C'est le dynamisme artificiel généré par la société de consommation et ses publicistes qui n'est pas neutre, qui s'écarte de la normalité moyenne du monde réel. Ce n'est pas la lenteur qui devrait être stigmatisée comme étant à part, mais plutôt le rythme effréné et bien souvent inutile des images électroniques. Ce sont elles qui sont hors norme.
Partager le monde en deux, avec d'un côté les films "rapides" et de l'autre les films "lents", c'est aussi bête que de prétendre qu'il y a une quelconque légitimité esthétique d'opposer le cinéma entre les films en couleur et les films en noir et blanc... bien sûr la distinction est aisément unanime d'après un bref examen visuel, mais cela ne nous informe en rien sur l'immense diversité qu'il existe encore à l'intérieur de ces deux groupes arbitraires! Il y plus de ressemblance entre deux westerns qu'ils soient tournés en couleur ou en noir et blanc, qu'entre deux films noir et blanc contemporains, The Artist (2011/Hazanavicius) et C'est arrivé près de chez vous (1992/Belvaux/Bonzel/Poelvoorde).
J'aimerais que la catégorie "lenteur" soit traitée avec autant de respect et de nuances que l'est la colorimétrie, même si les différences sont moins criantes et demande un examen plus approfondi de la vitesse du montage, de la vitesse du jeu, de la vitesse de la parole, de la vitesse de l'intrigue, de la vitesse de la bande son. Une fois familiarisé avec ces divers types de vitesse, les nuances deviennent apparentes que ce soit pour le cinéma calme ou le cinéma excité.
Cependant un rythme de vie ne définit pas à lui tout seul un style ou une esthétique... ce n'est qu'une apparence superficielle, qui plus est, neutre, celle qui correspond le plus à la réalité. C'est le dynamisme artificiel généré par la société de consommation et ses publicistes qui n'est pas neutre, qui s'écarte de la normalité moyenne du monde réel. Ce n'est pas la lenteur qui devrait être stigmatisée comme étant à part, mais plutôt le rythme effréné et bien souvent inutile des images électroniques. Ce sont elles qui sont hors norme.
Partager le monde en deux, avec d'un côté les films "rapides" et de l'autre les films "lents", c'est aussi bête que de prétendre qu'il y a une quelconque légitimité esthétique d'opposer le cinéma entre les films en couleur et les films en noir et blanc... bien sûr la distinction est aisément unanime d'après un bref examen visuel, mais cela ne nous informe en rien sur l'immense diversité qu'il existe encore à l'intérieur de ces deux groupes arbitraires! Il y plus de ressemblance entre deux westerns qu'ils soient tournés en couleur ou en noir et blanc, qu'entre deux films noir et blanc contemporains, The Artist (2011/Hazanavicius) et C'est arrivé près de chez vous (1992/Belvaux/Bonzel/Poelvoorde).
J'aimerais que la catégorie "lenteur" soit traitée avec autant de respect et de nuances que l'est la colorimétrie, même si les différences sont moins criantes et demande un examen plus approfondi de la vitesse du montage, de la vitesse du jeu, de la vitesse de la parole, de la vitesse de l'intrigue, de la vitesse de la bande son. Une fois familiarisé avec ces divers types de vitesse, les nuances deviennent apparentes que ce soit pour le cinéma calme ou le cinéma excité.
Lire aussi:
- Braudel F., 1958, La longue durée
- Blanchot M., 1962, L'attente, l'oubli
- Picon G., 1970, L'admirable tremblement du temps
- Jullien F., 1991, Éloge de la fadeur
- Augé M., 1992, Non-lieux. Une introduction à une anthropologie de la surmodernité
- Chatwin B., 1996, Anatomy of Restlessness
- Onfray M., 1996, Les formes du temps
- Biró Y., 1997, Festina Lente : In Praise of Slowness
- Sansot P., 2000, Du bon usage de la lenteur
- Lipovetsky G., 2004, Les temps hypermodernes
- Honoré, C., 2005, Éloge de la lenteur
- Cilliers P., 2006, "On the importance of a certain slowness", in E:CO Issue, vol. 8, n 3
- Petrini C., 2007, "Viser la lune", in Slow, magazine culturel du goût, n° 2
- Virilio P., 2009, Le futurisme de l'instant
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Comments
Devant cette saturation, cette insensibilité, cet irrationnel, quel est le rôle du critique ? Le défi – qu’aucun commentateur de la presse ou de la télévision n’atteint et même pas toujours dans les magazines spécialisés - est d’amener les gens sur le plan de l’Art et de la critique. Si la critique implique par un certain rapport au vide de retarder, de ralentir, de s’attarder, de fixer son attention sur un objet, comment y parvenir dans un monde en proie au déficit d’attention ? Comment être « de son temps », un temps ultra-rapide, et en tirer le nécessaire sans être happé par lui, en restant sur le plan critique ? Comment faire des liens entre les deux plans et combiner les deux vitesses ? Le critique serait donc encore et toujours un missionnaire, son but serait de sortir quelques disciples de l’enfer du bruit et de la brûlante actualité pour l’amener sur un plan calme où sont ordonnés quelques objets, appréciés, valorisés selon une durée, un contexte, une vie. [..]"
Toi le critique, qui es-tu pour juger? (Antoine Godin; Hors-champ; 4 janvier 2012)