Temps, Saint Augustin, Gus Van Sant (Dekens)

Olivier Dekens : Le temps désigne généralement le milieu indéfini, homogène et caractérisé par son irréversibilité, où se déroulent les événements naturels et l'existence humaine. Il faut toutefois poser immédiate­ment une distinction essentielle entre le temps physique et le temps subjectif. Le premier, toujours égal, linéaire et mesurable, permet de situer les uns par rapports aux autres les phénomènes naturels ; le second, le temps tel que le perçoit la conscience, est au contraire marqué par une dissymétrie entre le passé, qui paraît constituer une totalité inerte, et un futur par définition inconnu. Il semble difficile de concilier ces deux approches.
Le temps est pour Aristote la mesure et l'être même du mouve­ment (Physique). Saint Augustin souligne le rôle de la conscience dans la perception du temps, et affirme que le présent n'est qu'un point de transition entre un passé qui n'est plus et un futur qui n'est pas encore (Les confessions). Le temps est, à l'époque classique, le plus souvent considéré en sa fonction scientifique et en parallèle avec l'espace. Il s'agit alors de savoir si le temps existe par lui-même, comme un milieu universel, absolu et indifférent à ce qui s'y déroule (Newton et Clarke) ; s'il est un concept relationnel issu de l'ordre de la succession des phénomènes (Leibniz) ; s'il doit être compris à partir de la conscience que nous avons de la succession en nous des idées (Locke). La position de Kant est à bien des égards détermi­nante. La Critique de la raison pure pose le temps comme forme pure du sens interne, sans laquelle la perception de le simultanéité et de la succession serait impossible. Il n'est pas un concept discursif formé après coup par l'entendement pour organiser les phénomènes tem­porels ; il est toujours là, à la condition de ces phénomènes. L'expo­sition métaphysique coïncide ici avec l'exposition transcendantale : la démonstration du caractère a priori du temps repose en dernier ressort sur l'affirmation de sa nécessité dans toute expérience, celle-ci étant inconcevable sans temporalité. Le temps n'est en définitive rien d'autre qu'une condition subjective de notre rapport au monde ; sans le sujet connaissant, il n'existe pas.
Au XXe siècle, la théorie de la relativité d'Einstein modifie le modèle classique, en faisant dépendre la mesure du temps de la vitesse. Le temps perd alors son caractère d'homogénéité. Du point de vue de la philosophie, trois tentatives essentielles de pensée du temps peuvent être signalées : celle de Bergson, qui distingue la vraie conception du temps comme durée, celle que nous vivons, du temps spatialisé de la science (Essai sur les données immédiates de la con­science, L'évolution créatrice) ; celle de Heidegger, qui souligne le lien entre la temporalité de l'existence et l'être lui-même (Être et temps) ; celle de Husserl enfin, qui s'attache à la conscience du temps, entre le souvenir et l'attente (Leçons pour une phénoménologie de la con­science intime du temps).
L'approche philosophique du temps peut se concevoir comme un mode d'accès à notre propre finitude et à la mort. Le travail de Levinas, Dieu, la mort, le temps, représente à cet égard l'une des analyses récentes les plus fines de la temporalité.
"Si donc le futur et le passé existent, où sont-ils? Je veux le savoir. À défaut d'en être capable pour l'instant, je sais du moins ceci : où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que futur ou passé, mais en tant que pré­sent. Car, si le futur y est comme futur, il n'y est pas encore ; si le passé y est comme passé, il n'y est plus. Et donc, où qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que comme présent. Aussi bien, un récit véridique du passé fait-il surgir de la mémoire, non pas les réalités elles-mêmes, qui sont du passé, mais des mots conçus à partir de leurs images, formes d'empreintes laissées dans l'esprit par leur défilement à travers les sens. [...] La même explication vaut-elle pour les prédictions de l'avenir? [...] Ici, mon Dieu, j'avoue mon ignorance, sauf sur ceci : généralement, nos actions à venir sont l'objet d'une préméditation ; celle-ci est présente,
alors que l'acte prémédité n'existe pas encore, puisqu'il est à venir ; mais une fois lancée et entreprise l'action préméditée, alors, elle existera, n'étant plus du futur, mais du présent."

Augustin, Confessions, XI, 20, 23, 1998
Olivier Dekens : La réflexion augustinienne sur le temps n'a de sens que dans un cadre théologique. Il s'agit de savoir ce que Dieu faisait avant la créa­tion du monde, puisqu'il est dit éternel. Augustin nie le sens même de cette question classique en affirmant que le temps est lui aussi une création de Dieu, et qu'il n'y a donc pas d'« avant » la création. Il peut donc écrire, quelques pages avant cet extrait, qu'il n'y a jamais eu de temps où le temps n'existât pas.
La difficulté vient du fait que l'on conçoit ordinairement le temps selon ses trois modalités, le passé, le présent et le futur. Or, le passé par définition n'est plus, le futur n'est pas encore, et le présent a pour essence de disparaître à chaque instant. Penser le temps reviendrait au fond à méditer un être qui s'achemine vers le non-être. Le texte ici présenté reprend cette difficulté en tentant d'en comprendre le caractère potentiellement insurmontable. Augustin nuance donc ce qu'il vient d'affirmer à propos de l'inexistence du futur et du passé en indiquant que ces deux modalités temporelles ont un sens si on les entend comme présent passé ou présent futur. Le phénomène de la mémoire est intéressant à cet égard. Pourquoi un souvenir nous toucherait-il, si le temps dont il relève n'existait pas du tout? En réa­lité le passé mémorisé a été du présent, et il est littéralement repré­senté par la mémoire dans le phénomène du souvenir. Les anticipa­tions posent un problème plus délicat à résoudre, puisqu'on ne peut dire ici qu'il y a du présent en tant que présent. Augustin, tout en reconnaissant son ignorance, propose de considérer que le futur est lui aussi représenté dans la préméditation. Celle-ci, en annonçant ce qui va arriver, donne au futur une réalité à laquelle il n'aurait pas pu prétendre à lui seul. Augustin renouvelle en profondeur la considé­ration du temps : ni simple cadre du déroulement des événements ni milieu neutre, le temps est analysé en une approche d'ordre phéno­ménologique, qui fait fond sur l'intimité du lien entre conscience et temporalité.


Elephant (2003/Gus Van Sant/USA)
Olivier Dekens : Filmer le temps, surtout quand il n'existe pas, comme le dit Augustin, est une tentation ancienne pour le cinéma. Temps réel, temps disloqué, temps inversé, flash-back, les dispositifs scénaristi-ques pour dire le temps qui passe sont innombrables, et parfois por­teurs de belles réussites esthétiques. Van Sant fait un grand film sur le temps, peut-être en son acception la plus bergsonienne, celle de la durée subjective. Cela n'est possible que par la construction même du film, succession de moments indexés sur la temporalité propre de chaque personnage. Non pas, comme il est d'usage une pluralité de protagonistes unifiés par la continuité du récit, mais une pluralité de temporalités unifiées par l'événement, ici la tuerie de Columbine.
Chaque séquence du film suit l'évolution, pendant quelques minutes, d'un des élèves. A l'exception notable des deux meurtriers, le temps des élèves et sinueux, mobile, la caméra, fluide, suivant les déplacements, apparemment sans buts précis, de chacun à l'inté­rieur de l'espace si quotidien du lycée. Chacune de ces lignes tem­porelles, qui n'ont de sens que parce qu'elles sont aussi des lignes spatiales, construit, par tissage, l'attente de l'événement final, que le spectateur connaît déjà. Elles se croisent, deux, trois parfois quatre fois, ces croisements structurant le film en nous indiquant aussi, imperceptiblement, le pouvoir qu'a le cinéma de distendre le temps en faisant se succéder des temporalités en réalité contemporaines. En parallèle à ces déambulations, on assiste aux préparatifs de la tuerie. Van Sant n'a pas l'intention de glisser dans les interstices de sa construction un propos politique : comme le montre le passage où les deux adolescents regardent un reportage sur Hitler, tout en semblant le condamner, il ne s'agit pas ici de dénoncer chez les ado­lescents américains un quelconque fascisme. Rien ne sera expliqué des motivations de l'acte, aucun contexte particulier ne sera avancé pour en donner les raisons. Seul subsiste donc cette manière diffé­rente, chez les deux tueurs, de vivre l'espace et le temps: enfermés dans leur cave, le plus souvent immobiles, lourds en un sens alors que leurs camarades sont tout en mouvement et en légèreté.
Rompant complètement avec la canevas usuel des films-catastrophes comme d'ailleurs avec le documentaire pamphlétaire à la Michael Moore (Bowling for Columbine), Van Sant invente ici une manière tout à fait surprenante d'intérioriser le regard de la caméra comme le son, d'isoler les personnages en leur durée, supprimant toute profondeur de champ, établissant le flou autour de l'esprit de chacun des adolescents-victimes. Cette invention formelle comme le refus de tout discours explicatif est rare au cinéma, et Van Sant en est sans doute conscient, si on en croit ces mots, dans les Cahiers du cinéma de juin 2003 : « S'agissant du cinéma, qui raconte tout de même des histoires, le désir de comprendre est immense, tout comme les enjeux politiques et économiques. Moi, je vais contre ce désir, je joue avec. »
in La philosophie sur grand écran. Manuel de philosophie (Olivier Dekens, 2007)


Voir aussi : 

Comments

Unknown said…
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