Bazin on Umberto D.

Excerpt from "What is Cinema ? " in defence of De Sica's Umberto D (1952) :

"L'impossibilité où nous sommes d'en analyser les caractéristiques formelles ne procède-t-elle pas de ce qu'il représente l'expression la plus pure du néo-réalisme, de ce que Voleur de bicyclette en est comme le point zéro de référence, le centre idéal autour duquel gravitent sur leur orbite particulière les œuvres des autres grands metteurs en scène. Ce serait cette pureté même qui le rendrait indéfinissable puisqu'elle a pour propos paradoxal non point de faire spectacle qui semble réel, mais inversement d'instituer la réalité en spectacle : un homme marche dans la rue et le spectateur s'étonne de la beauté d'un homme qui marche. Jusqu'à plus ample informé, jusqu'à ce que soit réalisé le rêve de Zavattini de filmer sans montage quatre-vingt-dix-minutes de la vie d'un homme, Voleur de Bicyclette [Bicycle Thieves, 1948] est sans conteste l'expression extrême du néoréalisme.
De ce que cette mise en scène a précisement pour objet de se nier elle-même, d'être parfaitement transparente à la réalité qu'elle révèle, il serait pourtant naïf de conclure à son inexistence. Il est inutile de dire que peu de films ont été plus minutieusement concertés, plus médités, plus soigneusement élaborés, mais tout le travail de de Sica y tend à donner l'illusion du hasard, à faire que la nécessité dramatique ait le caractère de la contingence. Mieux, il est parvenu à faire de la contingence la matière du drame. Rien ne se produit dans le Voleur de Bicyclette qui n'eût pu ne pas se produire : l'ouvrier pourrait par chance, au milieu du film, retrouver son vélo, on rallumerait la salle et de Sica viendrait s'excuser de nous avoir dérangés, mais après tout nous serions bien contents quand même pour l'ouvrier. C'est le merveilleux paradoxe esthétique de ce film qu'il ait la rigueur de la tragédie et que rien n'y arrive pourtant que par hasard. Mais c'est justement de la synthèse dialectique des valeurs contraires de l'ordre artistique et du désordre amorphe de la réalité qu'il tire son originalité. Il n'est pas une image qui ne soit chargé de sens, qui n'enfonce dans l'esprit la pointe aigüe d'une vérité morale inoubliable, pas une non plus qui ne trahisse pour ce faire l'ambigüité ontologique de la réalité. Pas un geste, pas un incident, pas un objet n'y sont déterminés à priori par l'idéologie du metteur en scène. S'ils s'ordonnent avec une clarté irréfutable sur le spectre de la tragédie sociale, c'est comme les grains de limaille sur le spectre de l'aimant : séparément. Mais le résultat de cet art où rien n'est nécessaire, n'a perdu le caractère fortuit du hasard, c'est justement d'être doublement convaincant et démonstratif. (...)
On voit combien ce néo-réalisme est loin de la conception formelle qui consiste à habiller une histoire avec de la réalité. Quant à la technique proprement dite, Voleur de Bicyclette est, comme beaucoup d'autres films, tourné dans la rue avec des acteurs non professionnels, mais son vrai mérite est tout autre : c'est de ne pas trahir l'essence des choses, de les laisser d'abord exister pour elles-mêmes librement, de les aimer dans leur singularité particulière. (...)
Zavattini m'a dit : " Je suis comme un peintre devant une prairie et qui se demande par quel brin d'herbe il doit commencer. " De Sica est le metteur en scène idéal de cette profession de foi. Il y a l'art de peindre la prairie comme des rectangles de couleur. Et aussi celui des auteurs dramatiques qui divisent le temps de la vie en épisodes qui, au regard de l'instant vécu, sont ce qu'est le brin d'herbe à la prairie. Pour peindre chaque brin d'herbe, il faut être le douanier Rousseau. Dans le cinéma, il faut avoir pour la création l'amour d'un de Sica.

Note sur " Umberto D ".

Jusqu'au jour où je vis Umberto D, je considérais Voleur de Bicyclette comme l'extrême limite du néo-réalisme en ce qui concerne la conception du récit. Aujourd'hui il me semble que Voleur de Bicyclette est encore loin de l'idéal du sujet zavatinien. Non que je considère Umberto D comme "supérieur". L'inégalable supériorité de Voleur de bicyclette demeure la réconciliation paradoxale de valeurs radicalement contradictoires: la liberté du fait et la rigueur du récit. Mais à cette réconciliation les auteurs n'ont atteint qu'au sacrifice de la continuité même de la réalité. Dans Umberto D on entrevoit à plusieurs reprises ce que serait un cinéma véritablement réaliste quant au temps. Un cinéma de la "durée".
Il faut préciser que ces expériences de "temps continu" ne sont pas absolument originales au cinéma. Dans La corde par exemple, Alfred Hitchcock a réalisé un film de quatre-vingt-dix minutes sans interruptions. Mais il s'agissait justement d'une "action", comme au théâtre. Le vrai problème ne se pose pas par rapport à la continuité de la pellicule impressionnée, mais à la structure temporelle de l'événement.
Si La Corde [Rope, 1948] a pu être tournée sans changement de plans, sans arrêt des prises de vues, et offrir pourtant un spectacle dramatique, c'est que les événements étaient déjà ordonnés dans l'œuvre théâtrale selon un temps artificiel : le temps du théâtre (comme il y a celui de la musique ou de la danse).
Dans deux scènes au moins d'Umberto D, les problèmes du sujet et du scénario se posent tout à fait différemment. Il s'agit là de rendre spectaculaire et dramatique le temps même de la vie, la durée naturelle d'un être auquel n'arrive rien de particulier. Je pense notamment au coucher d'Umberto D, qui rentre dans sa chambre et croit avoir la fièvre, et surtout, au réveil de la petite bonne. Ces deux séquences constituent sans doute la "performance" limite d'un certain cinéma, sur le plan de ce que l'on pourrait appeler "le sujet invisible", je veux dire, totalement dissout dans le fait qu'il a suscité, tandis que lorsqu'un film est tiré d'une "histoire", celle-ci reste distincte comme le squelette sans les muscles; on peut toujours "raconter le film".
La fonction du sujet n'est pas ici moins essentielle, mais sa nature est d'être totalement réabsorbée par le scénario. Si l'on veut, le sujet existe avant, il n'existe plus après. Après, il n'y a plus que le fait qu'il a lui-même prévu. Si je prétends raconter le film à quelqu'un qui ne l'a pas vu, ce que fait par exemple Umberto D dans sa chambre ou Maria, la petite bonne, à la cuisine, que me reste-t-il à dire ? Une poussière impalpable de gestes sans significations, où mon interlocuteur ne pourra prendre la moindre idée de l'émotion qui saisit le spectateur. Le sujet est ici sacrifié à l'avance, comme la cire perdue dans la fonte du bronze.
Sur le plan du scénario, ce type de sujet correspond réciproquement à un scénario entièrement fondé sur le comportement de l'acteur. Puisque le temps véritable du récit n'est pas celui du drame, mais la durée concrète du personnage, cette objectivité ne peut se traduire en mise en scène (scénario et action) qu'à travers une subjectivité absolue. Je veux dire que le film s'identifie absolument avec ce que fait l'acteur, et seulement avec ceci. Le monde extérieur se trouve réduit au rôle d'accessoire de cette action pure et qui se suffit à elle-même, comme ces algues qui, privées d'air, produisent l'oxygène dont elle ont besoin. L'acteur qui représente une certaine action, qui "interprète un rôle", se dirige toujours en partie lui-même, parce qu'il se réfère plus ou moins à un système de conventions dramatiques généralement admises et apprises dans les conservatoires. Ces conventions mêmes ne lui sont plus ici d'aucune aide ; il est entièrement entre les mains du metteur en scène dans cette totale imitation de la vie. (...)"
(in De Sica metteur en scène, 1952; in What is Cinema? Vol.2, Trad. Gray)
Automatic translation by Google here. If anyone has the official Gray translation, please add it here.

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