Los Bastardos (HarryTuttle)
Los Bastardos
Par HARRYTUTTLE
Au fond d'un canal de crue à sec, postée dans l'axe au milieu des larges berges de béton inclinées, la caméra attend l'arrivée des deux protagonistes encore confondus avec le point de fuite. En temps réel l'aube blanchit sur la zone périurbaine de Los Angeles. Une entrée en matière depuis les égouts. Une patiente "traversée du désert" métaphorique du pénible franchissement de la frontière hautement gardée entre le Mexique et les États-Unis. Les silhouettes minuscules, impersonnelles, méconnaissables s'approchent lentement, précédées de nos préjugés hâtifs. Finalement, nous distinguons à l'écran deux jeunes Mexicains qui vont escalader le parapet après un panoramique sur la gauche et disparaître de dos dans la ville qu'il ne nous est pas donné de voir. Amat Escalante montre la grande mégapole californienne du point de vue des émigrés clandestins, et non la carte postale des séries télé. On n'en voit que des carrefours déshumanisés, des autoroutes, la distante banlieue en construction, la plaine agricole de la production fruitière extensive. Le film ne s'aventure dans un quartier résidentiel que sous couvert de la nuit.
On retrouve dans cette languissante scène d'ouverture l'attente interminable et l'âpreté d'un mur de prison que, De l'Autre Côté (2003), le documentaire de Chantal Akerman révélait déjà de cette même frontière. Ce procédé de longs plans-séquence avec une caméra qui reste à distance du sujet observé, retransmet au spectateur une continuité temporelle telle qu'elle existait à la prise de vue, un moment de vérité entière. L'action s'y déroule à son rythme sans être soulignée par un montage narratif ostentatoire qui morcelle et reconstruit une temporalité artificielle, elliptique. Le but étant moins celui du "cinéma-vérité" qui voulait donner l'impression de faire partie de la réalité, que de laisser la fiction s'échafauder dans le regard du spectateur contemplatif. Celui-ci opère lui-même recadrage, mise en abyme, gros-plan resitués dans le contexte de leur plan d'ensemble. L'intégrité d'une durée intacte permet cette appréhension personnalisée par chaque observateur correspondant à son propre niveau d'attention et son implication émotionnelle avec le champ filmé.
Jesus et Fausto ont accepté d'assassiner la femme d'un mari jaloux pour payer l'onéreuse opération chirurgicale d'une aînée restée au pays. Le commanditaire est évoqué par nos héros mais n'apparaîtra jamais à l'écran. Ce film les accompagne toute la journée jusqu'à l'exécution de leur plan, dans l'angoisse et l'indécision. Même imaginaire, ce fait divers est caractéristique du cynisme hypocrite d'une partie de la société américaine exploitant à la fois la main d’œuvre clandestine bon marché et cultivant ouvertement une haine raciale à l'encontre de ces citoyens de seconde classe privés des droits basiques. Chantal Akerman met en évidence l'ambiguïté des mentalités dans son documentaire avec ses interviews de part et d'autre de la frontière. Au Texas, la constitution accorde la légitime défense aux propriétaires du sol pour abattre tout voleur ou intrus, et les milices patrouillent à la frontière pour repousser au dehors les émigrés.
Premier paradoxe de la société américaine soulevé ici. Dans les médias et dans les consciences, la violence est essentiellement attribuée aux minorités ethniques défavorisées3. Or c'est bien un Américain dans ce film qui fournit un fusil à pompe à canon scié (illégal et sans permis de port d'arme) à des clandestins pour commettre un crime chez lui, c'est-à-dire dans sa maison et dans son pays ! Il les invite à pénétrer sans effraction et enfreindre la loi à sa place. Je ne saurais dire qui du cocu, soudoyeur mafioso, ou de l'assassin, tel Raskolnikov, écoperait de la plus lourde peine, et du péché le plus grave... A qui profite le crime ?
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"Le maître tout-puissant de l'image cinématographique est le rythme, qui exprime le flux du temps à l'intérieur du plan. Le fait est que le temps s'écoule aussi à travers le comportement des personnages, ou dans l'interprétation visuelle et sonore, mais ce sont là des éléments d'accompagnement dont on pourrait théoriquement se passer sans affecter l'intégrité de l’œuvre cinématographique. On peut facilement s'imaginer un film sans acteurs, sans musique, sans décors, et même sans montage. Mais il serait impossible d'envisager une œuvre cinématographique privée de la sensation du temps qui passe. (...)
Seul le rythme du mouvement du temps dans le plan organise une dramaturgie qui est suffisamment complexe par elle-même. (...)
C'est pourquoi, en tournant, je suis si attentif à l'écoulement du temps dans le plan, pour essayer de le fixer et de le reproduire avec précision. Le montage articule ainsi des plans déjà remplis par le temps, pour assembler le film en un organisme vivant et unifié, dont les artères contiennent ce temps aux rythmes divers qui lui donne la vie.
Cette consistance du temps qui s'écoule dans un plan, son intensité ou au contraire sa dilution, peut être appelée la pression du temps. (...)
Mais comment percevoir le temps dans un plan ? Le temps apparaît quand est ressenti, au-delà des événements, comme le poids de la vérité. Lorsque nous réalisons distinctement que ce que nous voyons à l'écran n'est pas complet, qu'il renvoie à quelque chose qui s'étend au-delà, à l'infini. Bref, qu'il renvoie à la vie. (…)
Tout comme la vie, fluide, changeante, donne à chacun la possibilité de ressentir et d'interpréter chaque instant à sa façon, de même fait un véritable film, qui fixe avec précision sur la pellicule le temps qui dépasse les limites de son cadre. Le film vit dans le temps si le temps vit en lui. La spécificité du cinéma réside dans les particularités de ce double processus."
Andrei Tarkovski, Le Temps scellé, 1988
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Cette journée fatidique commence comme n'importe quel jour. Malgré ce contrat bien payé, prévu pour le soir-même, ils vont quand même s'échiner sous le soleil pour dix malheureux billets. Jesus et Fausto rejoignent leurs camarades d'infortune au rond-point où les contremaîtres viennent embaucher des manœuvres journaliers. La camionnette s'approche. Les Mexicains racolent. Et partent les uns après les autres dans cette ronde répétitive de transports ouvriers improvisés. Ils ont l'air de faire le trottoir ! D'ailleurs ils se racontent quelques mésaventures, des ouï-dire, à propos de travailleurs contraints à des actes sexuels une fois embarqués vers un chantier fictif. Le rapprochement avec la prostitution n'était pas fortuit.
Le patron fait son marché à la sauvette :
-- "Toi, toi, toi et toi, pas toi non." (Comment imaginer recrutement salarial moins contrariant ?)
Les employeurs véreux et radins sont reconnus par les habitués, mais il y a toujours de nouveaux désespérés pour accepter leurs offres. Les salaires sont vaguement négociés à demi-mots, mais ils vont se casser le dos sans voir la couleur de l'argent de toute la journée, sans aucune garantie qu'une parole donnée informellement. Il y a une très belle scène où un groupe de clandestins est débarqué sur un chantier au milieu de nulle part, livrés à eux-mêmes après quelques instructions sommaires. L'un d'entre eux fait la traduction en espagnol et ils s'organisent pour nettoyer le terrain et creuser une tranchée de fondation autour d'un périmètre marqué par un ruban rouge. Une frontière abstraite que l'architecte ne fait que dessiner et que la sueur des travailleurs va concrétiser pour lui dans la matière. Ils resteront en dehors de cette limite, dans le "jardin" de cette future villa. Il est facile de faire l'analogie en France en remplaçant les Mexicains par les émigrés du Maghreb employés au plus bas de l'échelle sociale, comme ouvriers non-qualifiés.
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Nicolas Klotz expose ce même manège des travailleurs clandestins aux portes de Paris dans La Blessure (2004) où Papi, réfugié du Congo, embarque à l'arrière d'un camion vers d'indéfinissables routes poussiéreuses. Une scène finale mémorable s'étirant sans presque un mot, étouffante et pénétrante, à laquelle la dernière scène de Los Bastardos fait d'ailleurs écho.
Ruth Mader suit patiemment la pérégrination d'une clandestine d'Europe de l'Est qui parcourt les routes d'Autriche avec sa fille dans Struggle (2004), acceptant n'importe quel boulot à ces carrefours où les clandestins se donnent rendez-vous.
Ou encore Jean-Pierre et Luc Dardenne filment dans La Promesse (1996), sur un chantier en Belgique, le sort de sans-papiers africains dont la mort même passe inaperçue, sans le moindre état d'âme. Quand l'inspection du travail se pointe, ils sont chassés par le patron qui s'en lave les mains.
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Nikolaus Geyrhalter identifiait déjà ce partage de qualification des tâches entre "Blancs" (emplois avec responsabilités) et "Noirs" (simples manœuvres) dans son impressionnant documentaire sans parole Notre Pain Quotidien (2006), sur l'industrie agroalimentaire européenne.
A la tombée du jour, l'employeur fort d'une mesquine suprématie assise sur un vide juridique, revoit à la baisse le salaire et refuse même de les ramener en ville comme initialement convenu ! Mais à la surprise du jeune entrepreneur les six clandestins endurcis ne courbent par l'échine, et cette fois-ci son injuste abus de pouvoir est courageusement dissuadé.
Les stéréotypes que dépeint Escalante sont plutôt provocateurs pour un jeune Mexicain qui a longtemps vécu en Californie. Il renforce la caricature de telle façon que le film fâche les deux pays. Aussi loin que se peut d'une réconciliation communautaire politiquement correcte. Le mot "bastardos" renverrait aussi bien aux "gringos" qu'à l'invocation du racisme sudiste aux USA contre les "chicanos"6. Fossé entre les très riches et les très pauvres.
Confrontation entre Nord et Sud.
Les Mexicains sont personnifiés comme des vagabonds mercenaires prêts à tuer pour accéder au "rêve américain", nourrissant une haine anti-américaine primaire, parlant mal l'anglais, refusant de s'intégrer dans la société.
Quant aux Américains, ce sont des bourgeois blasés qui conduisent des 4x4, se goinfrent de junk-food, sont affalés devant la TV et s'adonnent à l'oubli de la bière ou des drogues...
Le modèle sacré de la famille heureuse est fracturé par une absence d'attention entre parent et enfant. C'est un couple au bord du divorce.
Il reprend tous les préjugés de la discrimination raciale et, sans les renier entièrement, propose une version plus réaliste, plus nuancée de la mythologie urbaine anti-mexicaine. Par exemple, les Mexicains sont tous des clandestins, paresseux, assistés sociaux, séducteurs, ne parlent pas anglais, ne paient pas de taxes... Le film se joue perversement de tous ces faux clichés, dans chaque scène, dans chaque détail subliminal. Il force le trait caricatural d'une situation désespérée qui pousse n'importe qui à vendre son âme pour survivre. La proximité entre Hollywood et Tijuana attise les convoitises les plus malsaines. L'usine à rêves américaine fait miroiter au loin une promesse de bonheur, l'argent facile, l'abondance consumériste, le confort haut-de-gamme... mais ne récompense pas ainsi les citoyens hors-classe qui acceptent les tâches ingrates et humiliantes.
L'article de Comolli et Narboni sur la représentation idéologique du cinéma, expliquait que tout film pouvait en répétant le discours idéologique général en être le témoin. Le cinéma peut combattre l'idéologie bourgeoise de façon indirecte, en dénonçant les composantes de son système de représentation. En renforçant le stéréotype du clandestin délinquant, Amat Escalante provoque une mise à nu de l'image populaire, et critique l'exagération d'une telle polarisation discriminatoire.
Après une journée éreintante, Jesus et Fausto vont pique-niquer dans un parc où ils sont victimes de harcèlement raciste. Une bande de jeunes Américains arrosant leur barbecue avec trop de bière les insulte sans avoir entendu le son de leur voix, leur ordonnant de "rentrer chez eux" à la simple vue de leur couleur de peau. Dans un acte aussi humiliant que scandaleux, on leur jette un bout de viande à la tête. Deux images très fortes : le mépris pour la nourriture du pays de la surconsommation opposé à la faim du pays surpeuplé. Ces nationalistes oublient que l'Amérique est une terre d'accueil, que les Américains sont historiquement un peuple d'immigrés, un melting pot, que la Californie était mexicaine avant d'avoir été envahie par les colons américains. Fausto, le plus jeune, se retourne prêt à attaquer, mais son ami le retient prudemment. Ils savent bien qu'ils ont tout à perdre en attirant l'attention sur eux. Il faut encaisser et laisser glisser… même avec un fusil dans le sac, ou plutôt à cause de cette arme illicite. Ils s'isolent dans les fourrés où Fausto peut enfin manipuler cette arme, et ressentir le pouvoir qu'elle insuffle.
Dans un rêve il se voit régler son compte à ces "rednecks" comme le héros d'un film hollywoodien. Ce rêve s'agence dans une continuité réaliste pour tromper le spectateur, comme pour confirmer un a priori pessimiste : le "chicano" va forcément se venger ! Le réveil au réel rappelle cependant que cette haine communautaire intériorisée n'entraîne pas forcément de représailles impulsives comme le laisse croire le matraquage de faits divers dans la presse qui entretient ce climat de peur de l'Autre. D'ailleurs ils ne vont pas accomplir leur contrat à la première occasion venue, ils prendront leur temps, ils ne sont pas dans la vengeance bouillante.
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Avec La Zona (2007) Rodrigo Plá transpose le modèle hollywoodien dans un creuset bien mexicain, il recrée un "ghetto de riches", avec murs de prison et système de vidéo surveillance, en plein cœur de Mexico City. C'est une allégorie pleine d'ironie qui rejoue les rapports de force entre propriétaires et démunis, la discrimination sociale et la corruption du système judiciaire par l'argent. Un cambriolage, puis un meurtre, secouent cette communauté insulaire pendant la nuit, et vont animer des conflits internes entre ceux qui veulent laisser entrer la police, et ceux qui préfèrent se faire justice eux-mêmes et capturer le criminel toujours prisonnier de cette enceinte. Les riches Mexicains jouent aux "Américains", ils endossent le rôle et la mentalité de leurs rivaux du côté d'Hollywood ! La police n'a pas le droit d'enquêter et finalement est corrompue par les nantis pour couvrir l'exécution sommaire des cambrioleurs sans aucune forme de procès et l'abandon des corps dans une décharge... Les pauvres quant à eux sont impuissants. Les cambrioleurs n'ont aucune chance de se rendre, le seul témoin de la défense, la petite amie du cambrioleur, sera passée à tabac par la police sous les ordres d'un influent avocat, la mère éplorée ne peut même pas enterrer son fils... Et comme dans La Promesse, c'est le fils de l'exploiteur qui ouvrira son cœur et tendra la main vers la victime de persécutions. Tout en critiquant les dérives du fossé économique qui se creuse déjà au sein de la société mexicaine, Rodrigo Plá dissimule habilement une parodie du stéréotype américain qui oppose le clandestin mexicain aux propriétaires américains.
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Dans Funny Games (1997 et 2008), le duo de tueurs n'avait aucun motif. Ces psychopathes tuaient par plaisir. Comparer cela avec Los Bastardos nierait les circonstances atténuantes d'un crime motivé par l'inégalité économique entre Nord et Sud, l'injustice morale entre exploitant et exploité. La violence latente qui conduit au crime vénal s'explique davantage quand le système n'offre aucune issue décente. Escalante ne donne pas le beau rôle aux Mexicains, mais observe de façon plus pointue comment la réalité peut mener à cette malheureuse tragédie.
Dans une version américaine de Jeanne Dielman (1974/Akerman), la séquence suivante présente la victime dans sa vie quotidienne la plus banale. Ce qui découpe le film en nous offrant le versant américain de cette histoire. Pour la première fois nous quittons Jesus et Fausto. Elle endosse le rôle de cuisinière, esclave de l'enfant-roi, lequel en pleine adolescence n'écoute aucune règle, au bord du mépris pour sa mère. Une fois seule, elle fume du crack et s'affaisse devant une télé qui reste hors champ, le point de vue même de la caméra. Qui regarde qui ? Le contrechamp s'ouvre à la salle de cinéma confondant spectateur et téléspectateur.
Et maintenant, cette histoire tourne au cauchemar. De nuit, un plan filme la fenêtre de la salle de bain au loin alors que deux ombres s'approchent avec calme. Jesus et Fausto se hissent à l'intérieur à mesure que la caméra resserre insensiblement sur cette lucarne rectangulaire crevant les ténèbres. La mère endormie sursaute au silence produit par l'extinction abrupte du bruit de fond de la télé. Le symbolisme de cette confrontation finale entre Nord et Sud exprime le cynisme d'Escalante, où il opère un renversement des rôles dominant/dominé, comme au carnaval. Tout les oppose, les extrêmes se rencontrent :
- l'otage est américaine, une femme, mère, blonde, âge moyen, riche, "stoned", hébétée, sans défense et tente de négocier avec ses ravisseurs en proposant plus d'argent que son mari (cliché hollywoodien, d'ailleurs pourquoi ils n'accepteraient pas?) qu'elle soupçonne aussitôt.
- les criminels sont mexicains, hommes, bruns, jeunes, basanés, pauvres, affamés, armés et se comportent comme des enfants dans une confiserie en découvrant le confort de cette belle villa (à l'opposé du cliché ultra-violent qu'on attendait).
Ni menace, ni agression, ni ordres, seule la présence d'une arme à feu silencieuse. D'abord ils se font préparer à manger. Ils remarquent aussi la piscine et s'y baignent nus avec la victime dans une scène étrange à l'érotisme froid. Ils fument de la drogue et s'adonnent à quelques attouchements timides, maladroits, inaboutis, tels des adolescents qui fantasment sur une actrice du grand écran. Si vous connaissez les films de Tsai Ming-liang (The River, 1997 ; The Hole, 1998 ; Goodbye, Dragon Inn, 2003 ; ou I don't want to sleep alone, 2006 par exemple), vous voyez de quoi je parle. En se préparant à commettre un homicide, ils sont dangereusement précipités sur la pente criminelle de la clandestinité, ils devraient donc éviter tout contact prolongé avec la victime et s'enfuir en lieu sûr au plus vite... Mais armés d'un fusil ils deviennent automatiquement "maîtres" et prennent tout le temps de faire de cette bourgeoise leur servante (la perversion sexuelle dominateur/dominé en est une autre traduction). Might is right comme dit l'adage.
Il faut lire dans ce petit épisode l'incarnation symbolique de toute la rancœur d'une nation voisine économiquement asservie. Les rôles de servantes ou de jardiniers à Los Angeles sont généralement tenus pas des Mexicains, à l'écran comme à la ville, pour servir les millionnaires, comme on le voit dans Spanglish (2004/Brooks) ou Babel (2006/Iñárritu). Ici la fiction se retourne amèrement contre la réalité, mais sans ressort comique, sans romantisme, sans happy-end... Cette fois-ci la promiscuité avilissante nous dérange, nous dégoûte presque. Les trois protagonistes parlent peu, mais comprennent aisément l'évolution de ces rapports de force d'un seul regard, avec ce langage des corps scrutés (par nous aussi spectateurs) pour le moindre signe de dénouement. L'entente tacite se passe de dialogue sur-signifiant. Le silence de l'intimidation et de la peur demeure de rigueur. Ce sera la durée indolente de ces plans-séquence qui approfondira la tension trouble du récit et sa densité. Là ce sont des scènes suspendues dans le temps de Gaspard Noé (I Stand Alone, 1998; Irreversible, 2002) qui viennent à l'esprit.
Le climax rappelle une scène fameuse de Funny Games, ce long plan-séquence sur la TV restée allumée après le coup de feu, et le nettoyage de Winston "The Wolf" Wolfe dans Pulp Fiction (1994). Sans faire appel à une justice divine ou à un message moralisant, Escalante laisse le spectateur avec ce fait divers en travers de la gorge, prêt à examiner ce film qui dénonce le conditionnement des images sans jamais rationaliser leur dialectique trop facile.
Los Bastardos (2008/Amat Escalante/Mexico)
Article publié dans Spectres du Cinéma, n°1, Automne 2008
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