Le Presque-rien (Jankélévitch)

"Qu'est-il donc, pour l'optimisme, de la rebutante laideur? Par définition même la laideur, si elle est agogique, ne peut nous conduire que par les chemins tortueux de la feinte : la souriante beauté est parfois trompeuse, mais elle nous propose pourtant le sourire de sa vérité; la laideur, quant à elle, nous oppose l'obstacle supplémentaire de sa grimace; la grimaçante laideur doit donc s'interpréter a contrario. Si déroutante qu'elle soit, la laideur est somme toute une aporie superficielle; cet obstacle n'a pas empêché Platon de déchiffrer le chiffre transparent de la laideur socratique comme elle n'a pas découragé, le dernier discours du Banquet en témoigne, la confiance d'Alcibiade dans l'harmonie de l'extériorité et de l'intériorité. [..]

Surestimation de l'apparence aux dépens de l'essence

Le prestige de l'apparence immédiate et de l'illusion optique, avec son clinquant, sa ferblanterie et ses miroitements, impose à l'interprète une double tâche, où s'affirme en général une seule et même intention. Les préjugés du sens commun surestiment l'apparence et méconnaissent l'essence; les deux mouvements sont solidaires et complémentaires. Vice versa la biconscience de la vérité oppose à la double imposture sa double réforme: majorer l'essence en 'minorant' l'apparence; l'interprète rétablit dans ses droits l'intériorité sous-estimé, et du même coup, et dans le même jeu de bascule, subaltèrnise l'extériorité surestimé. L'échange des extrêmes, le renversement diamétral d'un contraire en son contraire s'ordonnent à l'intérieur de la même paradoxologie, et il n'est pas plus absurde de la concevoir que de corriger par des lunettes appropriées un défaut de la vue. La laideur, disions-nous, est parfois une beauté cryptique, une espèce de beauté infinitésimale (tout de même qu'une éclatante beauté peut cacher une laideur foncière) [..] Et il en va de même pour la hiérarchie à l'envers [..] Ce qui paraissait important s'avère inessentiel et second. 'Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé...' [..] Et si l'on préfère le langage de l'espace à trois dimensions: l'interprète compense l'inflation par la déflation, dégonfle des monstres de l'outrance et du bluff. Le rapport symétrique de la reconnaissance à la méconnaissance s'exprime avant tout en langage de lumière : le relief erroné, relief négatif, faux relief projeté par un éclairage en trompe-l'œil, se renverse et cède la place après mise au point à un relief véridique. L'œil de l'esprit prends de nouvelles habitudes et accommode de plus en plus facilement selon l'optique de vérité.

L'auction frénétique. 'De plus en plus'. L'imagerie fait non seulement la belle, mais la folle

[..] La méconnaissance résulte de cette inégalisation galopante du trop et du pas-assez; elle offre prétentieusement sa consécration odologique à un équilibre truqué: car ses balances sont truquées, comme ses échelles de valeur. Il en est du rapport caricatural des inconnus avec les trop connus, des méconnus avec les sur-connus dans nos civilisations fondées sur le tapage publicitaire, comme il en est des inégalités dans le monde fondé sur l'injustice: de même que l'argent attire l'argent est, au lieu d'enrichir les pauvres, comme l'équilibre de la justice l'exigerait, enrichit dérisoirement les milliardaires et va grossir encore un peu plus leurs latifondes, comme le veut l'injustice 'immanente' de même les honneurs vont aux honneurs et rejoignent d'autres honneurs sur les poitrines déjà constellées de décorations; la progression frénétique se vérifie dans tous les domaines: la force va aux forts et les fortifie monstrueusement, la chance favorise les hommes déjà importants qui en ont si peu besoin; le dérèglement aveugle, privé du régulateur moral qui le compenserait et ferait contrepoids, ne cesse de s'aggraver. La fièvre inflationniste de l'exagération ne correspond pas à tel ou tel degré assignable et déterminé dans un crescendo scalaire; elle n'est jamais donnée en acte: elle tient essentiellement au processus même de la surenchère. [..]

La temporalité

Le temps n'est pas une chose, mais un presque-rien.

Comme l'essence par opposition à l'apparence, et occasionnellement comme l'apparence par rapport à l'essence, le temps est à la fois le premier des 'méconnaissables' et la cause la plus générale aussi bien que la forme a priori de toutes méconnaissances. L'apparence est cette cause dans la mesure où, exploitant le schémas de l'extériorité et de l'intériorité, elle suscite, entretient, aggrave un décalage qui ne cesse de grandir entre l'importance visuelle, mais superficielle, de l'image, et l'importance objective, mais invisible, du sens. Le temps est la dimension selon laquelle la connaissance se dégrade et dégénère en méconnaissance, et inversement il est le milieu vital dans lequel la méconnaissance, connaissance étiolée ou négligente, mais brusquement fertilisée, accède un jour à la reconnaissance. En attendant d'aborder ce problème historique, disons seulement: c'est dans le temps, ou mieux, temporellement que mon interprétation d'une donnée équivoque... Que dis-je? Temps est le nom qu'on donne à cette transformation, forme ou milieu, peu de dire qu'il véhicule et charrie, comme un torrent, des mutations, notamment les mutations appelés oubli, désaffection, reconnaissance, puisqu'il est déjà lui-même et tout entier mutation: tout au plus est-il, sous-jacent à toutes transformations, la véritable perpétuelle et ininterrompu qui entretient leur mouvement. Les fluctuations d'une humeur tour à tour confiante et soupçonneuse sont un des rythmes qu'adopte historiquement l'invisible processus fondamental. -Mais ce n'est pas encore assez dire! C'est en elle-même et intrinsèquement que la temporalité est le méconnaissable par excellence; la temporalité est le méconnaissable dans tout méconnaissable. Le temps est comparable à l'essence: invisible comme elle, comme elle inapparent; il adopte parfois le langage de la musique, du roman ou de la poésie; mais le langage complaisant de la vue, où s'exprime l'ordre de la coexistence et des êtres étalés dans l'espace, dément et trahit la succession temporelle. Le temps est à la fois controversable et indéniable, et cette contradiction fait de lui un objet privilégié de méconnaissance et une source inépuisable de malentendus. [..]"
Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1957, Vladimir Jankélévitch

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Comments

rd said…
http://www.cinepoetry.com/?page_id=8

No plans to bundle/integrate all your ideas in a coherent publication (book/big article)?
HarryTuttle said…
http://livre.fnac.com/a185747/Vladimir-Jankelevitch-La-Maniere-et-l-occasion