Minimalisme, Postmodernité et Arte Povera

Esthétiques de la Postmodernité
Caroline Guibet Lafaye, 2001, Paris-Sorbonne [résumé PDF]

Donald Judd (Minimalist Sculpture)
[..] La remise en question des frontières traditionnelles de l’art constitue une réaction contre le modernisme. Sans appartenir encore à la postmodernité, David Smith préfigure les réalisations proprement postmodernes de l’art minimal. [..] La sculpture n’entre dans une phase postmoderne qu’avec le minimalisme.
La sculpture : architecture et non-architecture.
Les structures axiomatiques

Le minimalisme participe de concert avec le Land Art et l’art conceptuel aux changements fondamentaux de l’histoire de l’art perceptibles depuis le milieu des années 1960. Les expérimentations des années 1950 et du début des années 1960 sont, historiquement, à l’origine de ce courant au nom péjoratif, donné en 1965 par les critiques aux oeuvres de Donald Judd, Robert Morris, Dan Flavin, Carl Andre : le minimalisme. [..] D’un point de vue stylistique, le minimalisme n’institue pas de rupture radicale avec les courants artistiques modernistes antérieurs. Ses préoccupations demeurent esthétiques, puisque son principal objet de réflexion est l’art en tant que tel. Le minimalisme revendique l’abandon de tout sujet : le sujet de l’art est l’art. Cette ligne de conduite le distingue mal du modernisme. Pourtant le minimalisme tourne le dos au modernisme, dans la mesure où il se dépouille des complexités de la forme. Il met à l’écart les éléments qui, jusqu’à présent et traditionnellement, ont permis de définir le style. L’analyse formelle manifeste donc l’ambiguïté du minimalisme entre modernisme et postmodernisme. Le minimalisme, à la façon du cubisme, élément principal du modernisme, se veut pauvre en contenu, minimal. Bien qu’il offre des références à des objets et à des activités du quotidien, il ne le prend pas pour sujet. L’appauvrissement du contenu induit un rejet de la composition. Les oeuvres minimalistes ne présentent pas, à l’analyse, de parties internes. Le minimalisme n’atteint pas seulement le contenu de l’oeuvre, mais touche aussi l’artiste. L’art minimal met entre parenthèse l’artiste. Les oeuvres sont le plus souvent fabriquées par des tiers, à partir d’indications données par les artistes (Flavin, Judd, LeWitt). La sculpture existe virtuellement comme un ensemble de règles notées sur un papier, qui revêt ensuite une forme matérielle, lorsqu’intervient le fabriquant engagé par l’artiste pour réaliser l’objet selon ses notations. Les oeuvres ne sont pas conçues comme une forme d’expression pour l’artiste, ni comme le vecteur d’un message. Elles déploient un sens de l’ordonnancement et une appréhension nouvelle –postmoderne ou anti-moderniste- de l’espace. Là se situe l’authentique rupture du modernisme sculptural et de la sculpture de la postmodernité. [..]

La recherche et la réflexion sur l’espace, menées par le minimalisme, ne passent pas exclusivement par un agencement d’éléments unitaires dans un espace. [..] Il y organise de petites unités selon des configurations simples et régulières. [..] Mais la dimension proprement postmoderne de l’art minimal consiste dans le travail de modification de l’espace. [..]
L’implication réciproque de l’avant et de l’arrière figure et rend sensible l’espace préobjectif du corps. La réflexion, de type phénoménologique, immanente à ces réalisations, sur l’espace du spectateur, sur l’intériorité projetée dans cet espace, sur le corps comme extériorisation complète du Moi est un trait distinctif du post-minimalisme.

The bird nest, Andy Goldsworthy (Land Art)
La sculpture : paysage et non-paysage. Les sites marqués

L’une des tendances artistiques les plus caractéristiques de la postmodernité est cette forme d’art minimal à grande échelle qu’est le Land Art ou Earth Art. Ce courant artistique des années 1970 est spécifiquement britannique.
Le Land Art et la sculpture postminimaliste partagent un commun intérêt pour la ligne. R. Smithson et M. Heizer envisagent le paysage comme un déploiement linéaire. Mais cette préoccupation n’a pas un sens seulement formel. Rapportée au langage, la ligne est absence d’intériorité, formulation de signes simples et complexes à la fois. Elle permet la fixation de significations et, de ce fait, s’inscrit dans une stratégie plus vaste.
« Elle est partie prenante de l’expression métaphorique du Moi qui a été la préoccupation dominante d’un art pleinement postexpressionniste ».
(R. Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes)
[..] Le concept d’entropie, que R. Smithson place au centre de sa création – fondant ainsi le Land Art - , réintroduit cette dimension temporelle dans l’oeuvre. L’entropie, qui mesure la dégradation de l’énergie d’un système physique, et caractérise son degré de désordre, la décomposition de l’ordre en un chaos, fait du Land Art un art éphémère par nécessité. Le Land Art résulte de l’exigence d’appliquer à la création artistique la notion universelle d’entropie. [..]

Cette seconde tendance du Land Art se distingue de celle représentée par R. Smithson. Dans l’oeuvre de Richard Long, comme dans celle d’Andy Goldsworthy, qui réalise des Cairns, l’essentiel de la création se tient dans la procédure suivie, plutôt que dans le résultat auquel elle aboutit. [..] L’oeuvre postmoderne ne se présente pas comme un objet clairement identifié, trônant dans la galerie. Le Land Art appelle à considérer le monde comme de l’art, transgressant ses limites traditionnelles.

Igloo di pietra, 1982, Mario Merz (Arte Povera)
L’art conceptuel entre modernisme et postmodernité

Art conceptuel et Land Art, tous deux héritiers apparentés du minimalisme, reposent la question de la nature de l’art. Mais l’appartenance de l’art conceptuel à la postmodernité paraît problématique. [..]
La récusation des valeurs modernistes qui traverse l’art conceptuel et ses héritiers est aussi présente dans l’Arte Povera.

L’Arte Povera

Ce courant, principalement italien, se dessine au début des années 1970. Il doit son nom à l’exposition organisée par le critique italien Germano Celant, à Turin en 1970. L’Arte Povera constitue moins un mouvement artistique clos et organisé comme d’autres courants artistiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970, qu’une étape dans un processus de modification de la nature de l’art, s’efforçant de le soustraire à la dépendance du style. Le style est l’élément permettant l’identification de l’artiste, dans sa manière propre et dans son appartenance à un courant artistique. [..] Il se conçoit comme une remise en cause critique de l’ordre établi des choses. Il modifie l’appréhension de l’art en accordant une place supérieure aux processus de la vie de l’artiste au détriment des objets. [..]
L’Arte Povera redécouvre « la tautologie en matière esthétique : la mer, c’est de l’eau ; une pièce, c’est un volume d’air ; du coton, c’est du coton. Le monde ? Un ensemble insaisissable de nations. L’angle ? La convergence de trois coordonnées. Le dallage est une portion de carreaux ; la vie, une série d’actions »
(Germano Celant, Arte Povera, 1989)
En effet, l’Arte Povera, dont on peut faire remonter l’origine aux premières réalisations d’environnement et d’installations des années 1920, s’en distingue par l’utilisation de matériaux insignifiants, qu’il hausse à la dignité artistique. [..] Dans certaines installations, la présence physique réelle du matériau est quasiment nulle. L’objet d’art perd son caractère sacré. L’Arte Povera déplace l’accent et l’attention de l’objet vers l’ambiance générale, vers ce qui l’entoure. Dans le contexte historique des années 1968-1969 en Europe, l’Arte Povera, en héritier du Pop Art, se tourne vers le social, pour conférer à l’art une signification politique. Ses préoccupations ne sont donc pas esthétiques, à la différence des courants modernistes, mais sociales et politiques. L’utilisation de matériaux de rebus, de matériaux pauvres connote, sur le plan esthétique, ces préoccupations sociales. De même, la critique de la notion de style menée par l’Arte Povera vise à modifier le rapport de l’art au public. Alors que la théorie moderniste de Greenberg supposait que l’oeuvre d’art devait présenter une qualité, l’art postmoderne en général et l’Arte Povera en particulier ressemblent le plus souvent aux choses ordinaires. L’expérience esthétique n’est alors pas différente de la façon dont le spectateur appréhende ces mêmes objets quotidiennement, puisqu’il ne juge pas d’une qualité de l’oeuvre. L’Arte Povera utilise cette modification de l’expérience esthétique pour donner un autre contenu à l’art. [..]"

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Comments

HarryTuttle said…
Si vous n'avez pas assimilé l'apport du minimalisme dans l'histoire de l'Art (sculpture, architecture, land art) il vous sera difficile d'appréhender le nouveau paradigme proposé par le cinéma contemplatif... Et l'on voit bien dans la presse que les critiques qui s'ennuient devant des films CCC, n'ont rien compris au postmodernisme. Ils cherchent désespérément le contenu, le symbolisme, la signification, l'intrigue, les motivations, le style... alors que la proposition de la contemplation n'est pas dans le résultat (quelqu'imparfait et inachevé qu'il soit) mais bien dans le processus de création-même de ces images, dans le déroulement du film à chaque instant.
Paulo Fehlauer said…
Hi Harry,
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Paulo.
HarryTuttle said…
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